21 août 2014

BIG DATA ET ÉMERGENCE DE « REAL HUMANS »

Big Data (Best of - Billets parus entre 20/5 et 5/6)
Difficile d’ouvrir un journal traitant de l’économie et des entreprises sans rapidement tomber sur le mot « Big Data ». Est-ce un effet de mode, une sorte de nouvelle contagion informatique, un virus managérial ? Va-t-on voir ce buzz word s’effondrer comme a fait pschitt en son temps, le syndrome du « L’informatique ne passera pas la date du 1-1-2000 » ? Ou est-ce la naissance d'un nouveau monde ? ...
Non, je ne crois vraiment pas. Derrière ce mot quelque peu barbare, se cache – du moins je le pense – une transformation profonde de nos organisations et nos modes de fonctionnement, et probablement bien au-delà de ce que pensent les spécialistes du sujet ! Nous sommes à la veille d’un changement de paradigme…
Aussi ai-je décidé de consacrer une série de billets à ce sujet. Je ne prétends pas avoir une vue exhaustive du sujet, ni encore en maîtriser les conséquences. Prenez simplement ce que je vais écrire dans les jours qui viennent comme une première réflexion, largement à chaud. Peut-être est-ce l’embryon d’un futur livre à venir… Qui sait ?

Mais d’abord, pour ceux qui n’auraient pas encore croisé un quelconque article sur le Big Data, de quoi s’agit-il ?
Il s’agit tout simplement de la capacité de manipuler de plus en plus facilement de très grandes masses de données.
Un des exemples les plus courants est le moteur de recherche qui fait la fortune et le succès de Google : il sait parcourir en quelques secondes la jungle de tout ce qui existe sur Internet pour répondre à la plus fantaisiste des questions que vous vous posez. Et ceci en tenant compte de tout ce qui est constamment mis en ligne. Rien n’est figé, tout est dynamique.
Mais pourquoi donc est-ce si nouveau ?
Les magiciens de la bibliothèque de Babel contemporaine
Commençons par ce que nous expérimentons chaque jour : l’indexation du contenu du web fait par Google. Nous sommes tellement habitués à nous en servir que nous n’y prêtons plus guère attention.
Pourtant, prenez conscience de la puissance informatique nécessaire pour, quasiment en temps réel :
- indexer tout nouveau contenu mis en ligne, et non pas seulement son titre, mais bien la totalité de l’information présente,
- garder en mémoire combien de fois ce contenu a été vu,
- établir un classement de la fréquentation des pages web,
- face à une demande quelconque, parcourir l’ensemble des informations archivées, et proposer en quelques secondes, les réponses les plus pertinentes, ce bien sûr en tenant compte des recherches précédentes effectuées par le demandeur.
Étonnant, non ? Je reste émerveillé de l’efficacité cachée, probablement mon côté enfant…
Impressionnante capacité à manipuler des quantités considérables de données pour en extraire dynamiquement une réponse, ce dans un délai de plus en plus court. Ce d’autant plus que la quantité de ces données croît de manière exponentielle :
- L’ancien PDG de Google, Éric Schmidt, estimait en 2010 que nous produisions tous les deux jours autant d’informations qu’entre le début de la culture humaine et 2003,
- Dans son article introductif au numéro d’avril 2014 de la revue la Jaune et la Rouge, consacré au Big Data, Jean-Pierre Dardayrol indiquait que chaque semaine en 2014 la quantité d’information produite dans le monde est bien supérieure à celle produite depuis l’invention de l’écriture jusqu’en l’an 2000,
- Selon un rapport publié en 2012, IDC prévoyait que d’ici 8 ans, la masse des données serait multipliée par un facteur cinquante
Je repense à une nouvelle de Jorge Luis Borges qui m’a toujours donné le vertige, celle de la Bibliothèque de Babel. Dans cette bibliothèque, se trouvent tous les livres de quatre-cent dix pages, avec quarante lignes par pages, susceptibles d’avoir été ou d’être écrits, dans le passé comme dans le futur. Ils sont répartis sur une quasi infinité d’étagères, dans une quasi infinité d’alvéoles, et des bibliothécaires s’y promènent, prenant en main, de temps en temps, un livre et s’extasiant quand ils tombent sur une phrase qui a un sens. Car, bien sûr, dans cet océan des combinaisons, trouver déjà une phrase qui en a un, est un tour de force.
Avec le Big Data, le cauchemar disparaît, les bibliothécaires se font magiciens, et d’un geste sûr et immédiat, savent saisir instantanément le bon livre dans le dédale contemporain et foisonnant des informations du monde.
Apprendre en observant en temps réel
Nous vivons donc aux temps de l’explosion de la quantité des informations et de la capacité de traitement et de navigation au sein de cette marée montante.
En quoi ceci peut-il donner naissance à un nouveau monde ?
En mai 2012, The Economist a consacré un article sur le lien entre Big Data et les banques, « Crunching the numbers  ». Quelques exemples tirés de cet article :
Lutte contre la fraude  : La première utilisation est celle d’identifier la fraude et de repérer en temps réel un client indélicat. Avec le développement des micro-paiements, du commerce en ligne et de la mondialisation des transactions, cette application est de plus en plus complexe.
Scoring en vue d’attribuer des prêts  : créée par un ancien de Google, Zestcash a développé une nouvelle approche intégrant un très grand nombre de données, lui permettant d’accorder des prêts à des clients rejetés par tous les prêteurs classiques.
Analyse des comportements d’achats pour affiner des offres  : si un client a l’habitude de déjeuner souvent dans des restaurants italiens, pourquoi ne pas lui envoyer par sms en fin de matinée des propositions de trattorias voisines ?
Tout ceci pose évidemment de nombreuses questions dans le domaine de la protection de nos données et du secret bancaire…
Dernièrement, Gilles Martin, dans un article publié sur son blog, intitulé « Le progrès par le désordre et l’approximation  », insiste sur un autre type de conséquence, celle d’avoir un autre rapport à l’exactitude, et de pouvoir accepter le flou comme outil.
Citant les travaux récents de Viktor Mayer-Schönberger et Kenneth Cukier, dans leur ouvrage « Big Data : a revolution that will transform how we live, work and think », il indique : « C’est pourquoi certains pensent que le monde de la mesure, de la précision de la mesure, qui a permis les progrès au XIXèmesiècle, va être remplacé par le monde des volumes et de l’approximation, des données en désordre, un monde de la datafication.  »
Un des exemples qu’il cite est celui de la détermination de l’indice des prix : plutôt que de relever le prix de quelques produits choisis a priori, pourquoi ne pas s’appuyer sur les millions de prix accessibles en ligne via le web ? Les deux chercheurs ont montré que cette méthode rendue possible par l’utilisation d’un logiciel capable d’aller pêcher ces prix et de les analyser, aboutit à un meilleur suivi des phénomènes inflationnistes et déflationnistes. Ceci a débouché sur un projet du MIT, « PriceStats » qui fournit en temps réel un nouvel indice disponible en temps réel.
Et si donc tout ceci nous ramenait au thème de l’émergence ?
Analyser sans a priori
Un indice de suivi de l’évolution des prix qui s’appuie sur ce qui est disponible sur le web, un scoring des clients qui tient compte du comportement observé réel, des publicités qui s’affichent en fonction de ce que l’on a fait la veille ou la semaine dernière, un classement des pages web qui est le résultat direct de la navigation de tout un chacun, bienvenu dans le calcul par émergence du Big Data !
Autre exemple d’émergence « spontanée » d’un indicateur, celui de l’information sur l’apparition de la grippe : Google a montré que, si l’on observe les recherches faites par les internautes, on dispose d’une estimation quasiment en temps réel de la propagation. Il y a en effet une corrélation directe entre le nombre d’internautes qui posent des questions sur la grippe, et l’intensité du phénomène épidémique (voir Google Suivi de la grippe).
Ceci vient en écho et nourrit mes développements sur l’importance de l’émergence, tel que je l’ai fait dans mon dernier livre, les Radeaux de feu.
Autre intérêt de ces modes de calcul par émergence, c’est qu’ils ne partent d’aucun a priori, d’aucune vision préalable du monde et des lois qui le régissent : ce sont les comportements eux-mêmes qui sont observés, et c’est d’eux que découlent les analyses. Donc moins de risques d’erreurs, ce surtout en cas de rupture et d’apparition d’une nouvelle logique.
J’ai encore le souvenir de cet opérateur de télécommunications qui refusait de comprendre au milieu des années 90, que la téléphonie mobile pouvait intéresser des clients résidentiels. Sa vision lui disait que le marché était professionnel, et aucun de ses systèmes de mesure et de calcul n’était tourné vers le grand public…
Plus les visions s’auto-élaborent à partir du réel, et moins nous avons de chances de nous tromper.
Mais cette capacité de l’approche Big Data à remplacer l’expertise pointue par la largesse du recueil des données, me rappelle une autre approche, celle que l’on appelle l’intelligence collective ou la sagesse des foules…
La logique des coopérations informationnelles
La logique des Big Data est de faire émerger une intelligence collective à partir de données qui, prises isolément, n’en auraient pas : grâce à des logiciels ad-hoc, savoir les associer, les lire pour en extraire l’information pertinente, et faire émerger une réponse pertinente.
Je ne peux pas ne pas faire un lien avec la logique des ruches et des fourmilières : prises isolément chaque fourmi ou chaque abeille sont faibles et incapables à faire face aux défis de sa vie quotidienne. C’est grâce à la colle sociale, qu’émerge une puissance collective capable d’apporter des réponses étonnantes :
- Les fourmis de feu savent construire des radeaux vivants qui leur permettent de survivre aux inondations (voir Les fourmis de feu sont sauvées par des radeaux qui les dépassent )
- D’autres ont inventé l’agriculture (voir La fourmi est petite, mais la fourmilière est grande )
- Les abeilles peuvent trouver le meilleur emplacement pour une nouvelle ruche (voir L’agora est dans le ciel ! )
Dans les radeaux de feu, en conclusion de la partie consacrée aux tribus animales, j’écrivais :
« Il est frappant de constater que, tout au long de l’évolution du monde, de nouvelles matriochkas se tissent sans cesse. En parallèle de la loi de l’accélération de l’accroissement de l’incertitude, aurait-on une deuxième qui serait celle de l’accélération de l’accroissement des coopérations ? D’abord des coopérations physiques, puis chimiques, et maintenant informationnelles. Et au sein des coopérations informationnelles, d’abord basiques via des substances chimiques, puis de plus en plus complexes avec les langages et les neurones-miroir. Ces coopérations ne sont pas seulement à l’intérieur d’une espèce donnée, mais aussi entre espèces différentes, donnant alors naissance à des développements symbiotiques comme des végétaux entre eux, ou encore des fourmis avec des arbres ou des champignons, des abeilles avec des fleurs, ou des espèces animales entre elles.  »
Avec le Big Data, serions-nous au début d’une nouvelle coopération informationnelle, dans lequel le vivant aurait pour seul rôle d’avoir construit les machines et écrit le programme ?
L’intelligence des foules
Nous ne sommes ni des fourmis, ni des abeilles, et nous sommes persuadés que notre puissance collective repose sur nos différences individuelles et l’association d’expertises personnelles.
Mais est-ce si vrai ?
Divers écrits et travaux de recherche montrent l’intelligence des foules, c’est-à-dire la supériorité d’un réseau d’individus choisis au hasard.
Un des livres les plus complets sur ce thème est celui de James Surowiecki, The wisdom of crowds.
Quelques extraits :
« L’idée de la sagacité des foules prend aussi la décentralisation comme un acquis positif, puisque cela implique si l’on arrive à centrer sur un même problème une communauté de personnes automotivées, indépendantes sur un mode décentralisé, au lieu d’avoir à diriger leurs efforts depuis le sommet, la solution collective apparaîtra meilleure à toute autre solution susceptible de naître. (…)
Et la meilleure façon d’apprécier la pertinence collective de l’information que l’intelligence collective réunit, est la sagacité collective de l’intelligence communautaire. La centralisation n’est pas la réponse, mais l’agrégation oui. (…)
Fondamentalement, après tout, qu’est-ce qu’un marché libre ? C’est un mécanisme construit pour résoudre un problème de coordination, certainement le plus important des problèmes de coordination : allouer les ressources aux bons endroits au meilleur coût. »
Daniel Kahneman, dans Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée , apporte lui aussi de nombreux exemples de la limite de l’expertise et de la puissance du collectif :
« Les fonds mutuels sont gérés par des professionnels très expérimentés et travailleurs qui achètent et vendent des actions pour obtenir les meilleurs résultats pour leurs clients. Cependant, cinquante ans de recherche sur le sujet le confirment : pour une grande majorité de gestionnaires d'actifs, la sélection des actions tient plus du jeu de dés que du poker. En général, au moins deux fonds communs de placement sur trois sont en dessous des performances de l'ensemble du marché quelle que soit l'année. (…)
(Philip Tetlock, psychologue de l'université de Pennsylvanie,) leur a demandé d'évaluer la probabilité que certains événements se produisent dans un avenir relativement proche, à la fois dans leurs domaines de compétence et dans d'autres. (…) Les experts s'en sont moins bien tirés que s'ils s'étaient contentés d'assigner des probabilités équivalentes à chacun des résultats potentiels. (…) Même dans la région qu'ils connaissaient le mieux, les experts n'étaient pas significativement plus exacts que des non-spécialistes. (…)
Plusieurs études ont montré que les décideurs humains sont inférieurs à une formule de prédiction même quand on leur donne le résultat obtenu par la formule ! Ils se disent qu'ils peuvent passer outre parce qu'ils disposent d'informations supplémentaires, mais là encore, le plus souvent, ils ont tort. »
Finance et intelligence collective
L’intelligence des foules peut-elle réellement rivaliser avec celle des experts ? A cette question, un article paru le 26 mars dernier dans ParisTech Review, Calcul humanoïde : la finance à l’heure de l’intelligence collective, apporte de nouveaux éléments.
Cet article commence par rappeler une expérience issue du passé, celle de l’utilisation des courses de chevaux comme moyen d’améliorer la sélection de la race chevaline :
« On pourrait le qualifier de « calcul humanoïde », ou utiliser l’expression anglaise human computation : pas d’approche théorique, ni bien sûr d’ordinateur, mais une intuition géniale qui consiste à sous-traiter à une foule d’amateurs, éleveurs ou entraîneurs, la résolution d’un problème trop complexe pour des spécialistes. Les courses de chevaux ne sont pas un but mais le moyen d’arriver, par l’épreuve publique, à la sélection des reproducteurs de pur-sang destinés, soit à perpétuer la race, soit à améliorer les autres races indigènes par l’apport de l’influx nerveux »
Puis, il vient au cœur du sujet, en parlant du projet Krabott.
De quoi s’agit-il ? Voici ce qu’il en est dit :
« Il consiste à confier à des amateurs la conception par le jeu de stratégies de trading complexes sur le modèle de Fold-it, en remplaçant l’intelligence de l’ingénieur de salle de marché par une foule d’anonymes plutôt adeptes du poker en ligne ou de jeux comme World of Warcraft que des équations différentielles. Krabott ressemble un peu à un avion dont les passagers prendraient collectivement les commandes pour poser l’appareil… et bien mieux que ne le ferait son pilote. (…)
Lors de nos expérimentations, nous avons ainsi mis en concurrence une machine capable de tester et d’évaluer environ 100 000 stratégies de trading sur une période de neuf mois face à une centaine de joueurs qui ont exploré environ 1000 stratégies manuellement. Le résultat est sans appel, les joueurs, malgré une capacité exploratoire 100 fois moindre, ont créé des stratégies toujours plus performantes que celles des machines.  »
Autre observation : seule la collectivité des joueurs est performante. Aucun pris individuellement n’est capable de construire une stratégie pertinente.
Neurones miroirs et tribus sociales
Cet article se termine avec une question qui ouvre le débat : « Il faudra aussi se poser la question de la nature de cette intelligence collective : d’où vient-elle et comment se forme-t-elle ? Le cerveau humain est-il « câblé » pour réfléchir « collectif » ?  »
Effectivement…
Je me garderais bien de répondre définitivement à une telle question, mais il est frappant de voir comme depuis l’origine du monde, ce sont les propriétés collectives qui ont été privilégiées, et comme à chaque fois qu’une nouvelle tribu ou ensemble se constituent – ce que j’appelle une poupée russe ou matriochka dans mon livre, Les Radeaux de feu – une nouvelle propriété émerge. Pourquoi l’espèce humaine devrait-elle suivre une autre logique ? Nous faisons partie de ce monde, et les mêmes règles s’appliquent à nous…
Un des puissants « outils » de l’intelligence collective est l’existence des neurones miroirs (1). De quoi s’agit-il ? De neurones qui, sans l’intervention d’un quelconque processus conscient, sont capables de mimer ce que fait l’autre : quand un animal muni de tels neurones, regarde la main d’un autre se déplacer, le mouvement est reproduit dans son cerveau. Il peut donc apprendre en regardant.
Avec la magie des neurones miroirs, c’est l’autre qui s’invite à l’intérieur de ses congénères. Le monde des autres, les sensations qui l’habitent, les expériences qu’il a eues, c’est un peu de tout cela qui vit en l’autre : à l’instar de la corde d’une guitare qui se met à vibrer sous l’impulsion de sa voisine pour peu que celle-ci partage avec elle ses caractéristiques propres, les émotions se propagent de l’un à l’autre.
Comme je l’écrivais dans le résumé du chapitre consacré aux tribus animales :
« Grâce à la communication interindividuelle et aux neurones-miroirs, des sociétés naissent. Ces matriochkas sociales sont plus souples, et font émerger des cerveaux collectifs, comme par exemple pour les fourmilières ou les ruches.
Ainsi, lorsqu’un risque d’inondation les menace, les fourmis de feu s’accrochent les unes aux autres pour former un radeau vivant capable d’affronter les flots. Les fourmis savent-elles nager pour autant, et sont-elles individuellement conscientes de ce qu’elles font ? Non, la solution émerge de l’entremêlement de leurs actions individuelles.
En sus des capacités développées par chaque individu, apparaissent des savoir-faire collectifs qui dépassent largement ce que chacun peut faire, en reposant sur la combinaison effective et efficiente des actions individuelles. Chacun est littéralement dépassé par ce à quoi il participe et qu’il contribue à faire exister, sa compréhension n’étant nécessairement que partielle.  »
Apprendre à partir de rien
Avant de poursuivre, je voudrais refaire un détour sur la façon dont fonctionne notre cerveau, et sur sa capacité à faire émerger du sens et de la connaissance.
En juin et juillet 2012, j’ai consacré sur mon blog, vingt articles aux travaux de Stanislas Dehaene. Je ne vais pas ici tout reprendre en détail, mais revenir simplement et très rapidement sur ce qu’il appelle le cerveau Bayésien, et ses conséquences.
Qu’est-ce d’abord qu’une inférence Bayésienne ? C’est une forme de probabilité inversée : au lieu de chercher à prévoir le futur à partir du présent, on prévoit quel a pu être le passé qui a conduit au présent. C’est analyser une situation pour en retirer tout ce que l’on peut apprendre d’elle.
Voilà ce que je disais sur ce sujet dans les Radeaux de feu  :
« C’est au sein de nos neurones qu’est faite cette projection à partir des connaissances acquises. Inutile de réfléchir consciemment, tout est automatique : à partir de nos données sensorielles et de notre expérience, nous anticipons, et n’arrêtons pas de rêver le monde avant de le vivre. Nous créons au plus profond de nous-mêmes, une vision de ce qui est caché, de ce qui devrait ou pourrait arriver : notre savoir-faire ne nous sert pas seulement à comprendre le monde, mais aussi à penser ce qu’il pourrait devenir. (…)
Mais, comment notre cerveau peut-il induire à partir de presque rien ?
Essentiellement parce qu’il ne se contente pas de tirer des conclusions à partir de ce qu’il observe, mais parce qu’il mobilise des règles apprises dans le passé : il est capable de les transférer et donc de progresser rapidement.
Un exemple simple : quelqu’un vient de tirer successivement deux boules blanches et une noire, et je dois deviner quel est l’objet suivant. Si je n’ai aucune autre information, il est impossible d’avoir une certitude : je sais que cet objet doit pouvoir être contenu dans la boîte, et dans la main où il s’y trouve, mais il est périlleux d’aller plus loin. Maintenant si, par expérience, j’ai appris que ces boîtes ne contiennent toujours que des objets identiques, alors aucun doute à avoir : le prochain objet est nécessairement une boule. Si en plus, je sais qu’il ne peut pas y avoir plus de deux couleurs, je sais qu’elle est blanche ou noire. En couplant la règle acquise par mon expérience avec les nouvelles informations, je suis capable de résoudre le problème.
Tel est le principe du méta-apprentissage : nous apprenons à apprendre, et, chaque progrès nous transforme et facilite l’acquisition future. Nous extrayons naturellement des régularités du monde.
Ce point est essentiel et très nouveau dans la théorie de la cognition : le cerveau de l’enfant n’a pas besoin d’avoir de capacités innées, tout semble pouvoir être acquis par l’expérience. La compréhension initiale serait nulle, elle émergerait progressivement. Il suffit pour cela d’avoir un cerveau capable de repérer des régularités et de calculer des probabilités, ce qui est le cas de nos systèmes neuronaux. »
Quel est donc le lien entre ceci et les Big Data ? Je pense qu’il est essentiel…
Alors Big data ou Real Humans ?
Notre cerveau ne sait rien à la naissance, mais sa structure lui permet d’apprendre, car il peut repérer les similitudes et calculer les probabilités de telle ou telle configuration : dès l’origine, nous sommes capables d’apprendre, et chaque pas franchi facilite le suivant. Nous naissons sans a priori, sans pré-programmation, et c’est au travers des évènements de notre vie que, petit à petit, nous nous forgeons expérience, convictions et savoir-faire.
De même, dans la logique Big Data, il n’y a pas de programmes et de solutions a priori. L’intelligence émerge de cette masse au travers des rapprochements, des différences et des singularités.
D’un côté la masse des expériences archivés et stockés dans notre cerveau, de l’autre celle présente dans les Big Data. C’est la même logique, celle de l’émergence : nos connaissances émergent de nos expériences et de ce qui a été gravé dans notre mémoire, avec l’influence de nos émotions présentes et passées, de notre cerveau intestinal, et même de notre macrobiote (voir ma série d’articles sur l’écosystème de notre corps) : notre « je » est la pointe émergée de notre « Big Data » personnel.
Peut-être demain serons-nous capables de construire des ordinateurs capables eux-aussi comme notre cerveau de repérer les occurrences, les pondérer, en déduire des hypothèses qui seront testées, invalidées, enrichies ou confirmées. Mais est-ce que ce seront encore vraiment des ordinateurs, si, comme nous, ils sont capables d’apprendre à partir de rien, simplement en créant de nouveaux rapprochements, construisant des hypothèses, les validant ou les infirmant ?
Je terminais Les Radeaux de feu avec une question en forme de vertige :
« Peut-on raisonnablement croire que la triple logique de l’accroissement de l’incertitude, de la multiplication des emboîtements et des émergences, s’est arrêtée à nous, l’espèce humaine, et que nous serions le but ultime de ce processus ?
N’est-il pas plus vraisemblable de nous penser à notre tour, emboîtés n-fois dans des matriochkas qui nous dépassent et pour lesquelles nous ne sommes qu’atomes et particules ? Vis-à-vis d’elles, sommes-nous dans la situation des micro-organismes qui nous peuplent et qui, tout en contribuant à notre existence, ne peuvent en aucun cas, accéder à la compréhension et à la perception de ce dont nous sommes capables ? »
Avec le Big Data, sommes-nous en train de donner naissance à un nouvel emboîtement qui pourrait rapidement nous dépasser ? Sommes-nous à l’avant-veille du monde décrit par de nombreux livres de science-fiction, ou plus récemment dans la série télévisée suédoise Real Humans ?
(1) Voir le livre Les Neurones Miroirs de Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia

18 août 2014

QUI SUIS-JE ?

L’écosystème de notre corps (Best of - Réunion de billets parus entre 22/4 et 13/5/14)
Non seulement notre intestin est tapissé de neurones qui interagissent avec notre cerveau, mais il abrite des bactéries qui peuvent poursuivre leurs propres buts. Alors qui suis-je ?
Le 17 juin 2013, intrigué par la découverte de neurones tapissant notre paroi abdominale, j’écrivais sur mon blog un article intitulé « Penser avec les tripes  ».
En effet, fort d’une centaine de millions de neurones, soit près du double du cerveau d’un rat, ce cerveau local est un bel exemple de la puissance d’une intelligence décentralisée : il permet un traitement rapide, et ce sans solliciter notre cerveau principal, du processus clé et complexe de la digestion.
Je terminais en écrivant : « Les deux cerveaux sont-ils totalement indépendants ? Non, ils sont réunis par un nerf au joli nom, le nerf vague. Son rôle reste encore imprécis, mais, s’il assure une forme de synchronicité entre les deux, il n’entrave pas l’autonomie du cerveau abdominal.
Ce principe d’organisation n’est pas inintéressant pour réfléchir au management des entreprises, et la façon de développer de vrais processus décentralisés…
Décidément plus nous avançons dans la compréhension de nos mécanismes cérébraux, plus on s’écarte de la vision de Descartes, et de son célèbre « Je pense donc je suis »… à moins qu’il faille le réécrire avec un néologisme : « Je panse et je suis » !  »
La diffusion récente d’un documentaire sur Arte, « Le Ventre, notre deuxième cerveau  » vient enrichir et prolonger mes réflexions, et ce en droite ligne de ce que j’écrivais dans mon dernier livre, Les Radeaux de feu, à savoir l’importance des processus émergents et la complexité de la notion de « je » et d’individualité.
Il est donc nécessaire que je m’y arrête beaucoup plus longuement.
La pensée vient-elle de la panse ?
Nous avons donc un cerveau dans notre intestin. Étrange sensation, non ?
Mais ne serait-il pas plus exact de dire que nous étions un intestin intelligent qui s’est progressivement doté d’un cortex pour mieux survivre ? Encore plus étrange, non ?
Et pourtant c’est bien dans cet ordre que la vie a déroulé le ruban de son évolution.
Tout a commencé au début par des organismes qui n’étaient que des tubes digestifs : savoir à se nourrir du dehors, capter ce qui peut être transformer en énergie, se protéger de ce qui peut détruire. La peau de la vie est ce qui limite et qui permet les échanges.
Je digère donc je vis. Si le propre de l’homme est le rire, celui de la vie est la digestion, c’est-à-dire la capacité à manger l’autre…
Et ce n’est pas facile : comment trier dynamiquement dans le bain qui entoure ce qui est bon, et rejeter le reste ? Petit à petit, au fur et à mesure du développement, ce qui n’était que des cellules primaires est devenu des tubes digestifs intelligents. Des neurones sont venus tapisser les parois et l’intelligence est née.
Voilà donc l’origine des neurones : apprendre à digérer.
Aussi notre cerveau entérique – appellation scientifique du cerveau intestinal – est-il celui qui a précédé l’autre.
Certes, mais notre « vrai cerveau », ce cortex qui nous permet de penser, et de nous voir comme des « Je » indépendants et responsables, n’a rien à voir avec cette activité primaire : la pensée ne vient pas de la panse !
Est-ce si vrai ?
Apprendre à se saisir du lointain ou à s’en protéger
Pourquoi donc un cerveau autonome s’est-il développé ? Pourquoi progressivement des neurones se sont-ils développés loin des tubes digestifs ?
Pour piloter les sens qui ont émergé : la vue, l’ouïe, le toucher. Telle est la fonction primaire du nouveau cerveau qui a grandi loin du tube digestif : ce deuxième cerveau – car oui, le premier, c’est bien le cerveau intestinal ou entérique – est là pour mieux nourrir le corps qui l’héberge. L’œil est là pour repérer la proie, l’oreille pour l’entendre s’approcher, le membre pour mieux la saisir.
Il est là aussi pour mieux se protéger : l’œil est là pour identifier le prédateur, l’oreille pour entendre ce que l’on ne peut pas voir, le membre pour courir et se défendre.
Finalement ce deuxième cerveau n’est bien que la prolongation de la digestion. Il l’a perfectionnée, et permet de se saisir et se protéger d’un dehors lointain et distant, dont on peut se rapprocher et ingérer, ou qui peut surgir et nous attaquer.
Ce cerveau, petit à petit, a grossi : il contrôle les organes moteurs, assure le pilotage d’un organisme sans cesse plus complexe, et est le principal acteur de la survie. Oui, mais le cerveau primaire est toujours là, tapis dans les recoins des intestins, et sans lui, la vie ne serait pas possible.
Et qu’en est-il de notre cortex ? En quoi ce passé lointain nous concerne-t-il ? Sommes-nous réellement encore dépendants de cette origine ? Nos pensées sont-elles encore conditionnées par notre digestion ?
Le feu est le propre de l’homme
Un intestin sur pattes, avec des yeux et des oreilles… et donc doté d’un cerveau plus important que le cerveau originel, l’intestinal, pour gérer un système devenu complexe à déplacer et protéger, le tout pour accroître les chances de survie, et donc digérer. Voilà en quelque sorte un résumé brutal, et donc schématique, de ce qu’est un animal, et donc l’homme au moment de son apparition.
Alors que s’est-il passé qui nous a permis de nous doter d’un cortex tellement élaboré que nous nous trouvons capables de penser notre monde, écrire des poèmes… et faire la guerre à nos congénères au nom de possessions, le tout bien éloignée de la seule logique de survie et de digestion ?
Le feu. Nouvelle surprise énoncé au détour de ce documentaire : ce serait le feu qui a permis de décupler la performance de nos processus digestifs, et donc de libérer une quantité d’énergie devenue brutalement disponible.
En effet, cuire un aliment avant de l’ingérer, c’est le pré-digérer. L’homme avec l’invention du feu s’est donc trouvé doté d’un surplus d’énergie et de cellules – notamment nerveuses – capables de se développer pour d’autres finalités. Travailler moins en gagnant plus, en quelque sorte.
Nouveau résumé donc brutal : l’homme est devenu homme parce qu’il est un tube digestif plus performant grâce à l’invention du feu. Amusant, non ?
Au fur et à mesure, notre cerveau qui n’était qu’au service de son ancêtre originel, a pris son indépendance : le voilà devenu tellement développé que nous en sommes venus à oublier le cerveau intestinal, et la liaison qui demeure entre les deux.
Car oui, aujourd’hui encore, notre ventre contribue à nos pensées.
À quand une psychanalyse gastrique ?
Un cerveau entérique qui pilote la digestion, un cerveau central qui, déchargé de cette tâche essentielle mais locale, gère le complexe. Je digère en bas, je pense en haut. Entre les deux, un nerf vague relie les deux pour transmettre ce qui doit l’être.
Belle vision simpliste et mécanique du fonctionnement de notre corps… mais éloignée de la réalité…
D’abord parce que l’interaction entre les deux ne se fait pas que par le biais des voies dites normales.
Par exemple, la sérotonine qui est produite par le cerveau entérique pour piloter le processus de la digestion est aussi un des neurotransmetteurs utilisés par notre cortex. Aussi quand nos neurones intestinaux en produisent en excès, et qu’une partie vient se perdre dans notre sang, un peu de cette sérotonine vient influencer nos émotions : sans en être conscients, nous vivons sous l’influence de notre ventre.
Nous voilà donc avoir réellement la peur au ventre ! Comme quoi, nos mots ont anticipé ce que nous ne venons que de comprendre. Si les messages transmis par notre cerveau entérique n’atteignent pas notre conscience, ils agissent sur notre capacité à voir le monde : notre ventre contribue à notre inconscient. A quand une psychanalyse gastrique ?
Nous découvrons de plus en plus que le ventre et la tête partagent bon nombre de maladies. Ainsi la maladie de Parkinson et la dépression pourraient apparaître d’abord dans le cerveau intestinal.
Pourra-t-on demain les diagnostiquer préventivement simplement en prélevant un morceau d’intestin ? Ce serait un double bénéfice : savoir plus tôt, et sans avoir à faire une biopsie dangereuse du cerveau.
Le ventre, une fenêtre ouverte sur le cerveau, sur les maladies psychiatriques ?
Les parties et l’émergence d’un tout
Notre cerveau intestinal interagit donc avec notre cerveau principal, celui que pendant longtemps nous avons cru unique.
Finalement, une image pertinente pour imaginer le fonctionnement de notre corps est de le voir comme un monde de tubes, de fluides et de tuyaux, un réseau complexe au sein duquel des informations et des messages sont continûment échangés.
De ce réseau, selon des modalités qui nous dépassent et dont nous ne percevons encore que des bribes, émergent des propriétés. A nouveau donc, retour de l’émergence, elle qui est au cœur des réflexions de mon dernier livre, les Radeaux de feu.
Telle est bien d’ailleurs l’approche de la médecine chinoise qui pense globalement le corps. Elle le conçoit comme un ensemble de flux d’énergies reliés au reste de l’univers. En Occident, on analyse chaque élément ; en Chine, on s’intéresse au tout, aux relations entre les différentes parties du corps.
Deux approches plus complémentaires que contradictoires.
Le documentaire sur Arte qui a inspiré cette série d’articles sur l’écosystème de notre corps, présente alors l’acupuncture abdominale découverte en 1972 par le Docteur Bo Zhiyun, à Canton. Il est convaincu du rôle central du cordon ombilical, autour duquel s’est développé l’embryon, rôle central qui perdurerait ce même une fois le cordon coupé.
Plus étonnant grâce à un traitement par acupuncture abdominale, il arrive à traiter la dépression. Je pique le ventre, et mes soucis s’en vont, en quelque sorte. Troublant, non ?
Et pourtant, le plus troublant reste à venir.
Nous sommes un véhicule à bactéries
Notre identité et nos pensées ne naissent pas seulement de notre cortex, mais le cerveau intestinal y participe. Mais est-il le seul ?
Ne répondez pas trop vite oui, car les surprises ne sont finies, car notre intestin héberge une population d’hôtes : cent mille milliards de bactéries habitent notre tube digestif, soit mille fois plus que d’étoiles dans notre galaxie. C’est le microcosme le plus dense qui regroupe dix fois plus que de cellules que celles de notre corps.
Sensation bizarre d’imaginer cette population qui squatte notre intestin.
Échange de bons procédés, car, sans ces bactéries, la digestion ne serait pas possible : nous leur offrons le gîte et le couvert, et elles digèrent notre nourriture pour nous. Sans les deux kilos qu’elles représentent, nous ne survivrions pas.
Quand commence cette colonisation ? Dès notre naissance, c’est-à-dire dès que l’embryon quitte le milieu stérile et protégé de l’utérus de sa mère. Dès les premières minutes, les bactéries nous envahissent, et les premières occupantes contribuent à sélectionner les suivantes.
Nous voilà ainsi quasi immédiatement doté d’un microbiote intestinal, c’est-à-dire d’une population de micro-organismes vivant en accord avec nous.
Nous avions hérité de l’ADN de nos parents, et nous héritons, selon les hasards de la vie, du moment et de l’endroit où nous naissons de ceux, d’un ADN complémentaire infiniment plus vaste.
Nous sommes un véhicule à bactéries, et c’est pour notre bien.
Mais est-ce une simple cohabitation digestive ?
Digérer plus ou moins en fonction de son entérotype
Comme on peut séquencer notre ADN, c’est-à-dire avoir une photographie analytique de notre identité génétique, il est possible de séquencer l’ADN de notre microbiote, et d’analyser ses propriétés.
C’est à cette tâche apparemment herculéenne – n’oublions pas que notre microbiote intestinal comprend environ cent mille milliards de bactéries –, que notamment Dusko Ehrlich, chercheur à l’INRA, s’est attelé… et les premiers résultats ouvrent des perspectives sur un nouveau monde… qui est très probablement le nôtre.
Quelques exemples.
D’abord on a montré que tous les microbiotes intestinaux pouvaient être classés en trois groupes principaux, appelés entérotypes. Chacun d’entre nous est donc caractérisé non plus seulement par un groupe sanguin, mais aussi par un entérotype. Plus surprenant, l’appartenance à un groupe ne dépend ni de la race, ni de l’âge, ni du sexe.
Quelles sont les conséquences de cette appartenance ? Ils conditionnent notre capacité à plus ou moins bien transformer notre nourriture en énergie.
Ainsi, une bactérie vient d’être identifiée qui, selon sa présence chez la souris, fait que celle-ci grossit plus ou moins. Elle dialogue avec les cellules de la paroi intestinale de la souris, et active les gènes qui déclenchent le fait de brûler des graisses. Résultat : la souris stocke plus ou moins d’énergie.
Autre propriété des microbiotes : selon ses caractéristiques, nous avons des prédispositions à certaines maladies. Peut-être prochainement, pour avoir une action préventive, il suffira d’étudier la flore intestinale.
Un vaste monde donc la découverte ne fait que commencer.
Mais tant que l’on ne parle que de capacité à plus ou moins bien digérer, ou à stocker de l’énergie, rien de bien inquiétant. Cela ne concerne pas notre processus de décision et notre comportement.
Comment des organismes si petits, même en nombre gigantesque, pourraient-ils bien agir sur nos pensées et nos actes ? Quand même, nous ne sommes pas sous influence.
Là aussi, rien n’est certain.
Sous l’influence des bactéries qui nous habitent
Selon les bactéries qui nous habitent, selon notre flore intestinale, notre corps fonctionne plus ou moins bien. Mais nos pensées ? Est-ce que notre comportement dépend de ces hordes de micro-organismes qui vivent en nous ?
Pour commencer à répondre à cette question surprenante, des tests ont été réalisés sur des souris.
Prenons deux groupes de souris : certains sont agressives, d’autres ne le sont pas. Échangeons maintenant leurs microbiotes. Résultat : les calmes deviennent agressives, et réciproquement ! Une preuve que le microbiote influence le cerveau.
Serions-nous conditionnés par les bactéries qui nous habitent ?
Autre exemple d’action conditionnée chez la souris avec le cas de la toxoplasma : présente au sein d’une souris, elle peut générer une attitude suicidaire en poussant la souris à se laisser approcher par des chats, et ainsi à être mangée, ce pour le seul bénéfice de la toxoplasma. En effet, celle-ci se développant mieux dans l’organisme d’un chat a tout intérêt à ce que la souris soit mangée.
Et l’homme ? Sommes-nous aussi influencés par notre microbiotique intestinal ? Difficile de répondre à cette question, car comment isoler l’effet mental d’un probiotique, surtout car il est à chaque composé d’une multitude de molécules ?
Une étude publiée en mai 2013 par Kirsten Tillisch, du centre de neurobiologie du stress de Los Angeles, apporte une première réponse positive. Le test a porté sur soixante femmes auxquelles on a donné des yaourts avec ou sans probiotique. L’étude a montré que celles qui ont pris des probiotiques sont moins réactives aux images négatives et potentiellement menaçantes.
On modifie des yaourts… et en conséquence, on modifie ce qui se passe dans le cerveau ! Mais attention prudence car on ne connaît pas les effets secondaires. Les effets sont certains, mais largement encore imprécis.
Il semble donc bien une composante de notre cerveau vienne des bactéries qui nous habitent.
Nous aurions donc en quelque sorte trois cerveaux : deux liés à nos propres neurones, un grand et un petit, et un lié à l’intelligence de notre microbiote. Nous sommes aussi le résultat de qui vit en nous, et non pas seulement de notre ADN et de ce que nous avons vécu.
Le « je » émerge continûment de nos interactions avec le monde
Trois acteurs : deux cerveaux en propre – un venu du fond des âges et tapi dans les méandres de notre intestin, un doté d’un néocortex, qui fait de nous un homme –, et le microbiote intestinal – cent mille milliards de bactéries, depuis notre naissance, nous accompagnent et nous influencent. C’est de l’interaction de ces trois composantes que naissent nos décisions… et non pas seulement de ce que nous appelons notre conscience.
Qu’en aurait pensé Sigmund Freud s’il avait su que des bactéries agissaient sur nos émotions et nos choix ? A côté de la psychanalyse gastrique, que j’évoquais dans le cinquième billet de cette série, faut-il en appeler à une psychanalyse bactérienne ? Amusant. Je ne vois pas bien comment arriver à les faire parler de leurs rêves. Faut-il essayer de faire allonger les bactéries sur des divans ?
Plus sérieusement, notre identité est donc le fruit d’une triple histoire : une innée venue de notre passé et constituée de notre double cerveau initial, une acquise très vite après la naissance avec notre microbiote intestinal, et enfin une vécue qui forme et déforme nos émotions, notre mémoire et nos savoirs conscients.
Notre « je » est donc doublement perméable au monde extérieur : par les bactéries qui entrent et sortent, par les évènements qui se produisent et qui nous heurtent.
Nous baignons doublement dans les écosystèmes du monde, et le dehors nous pénètre continûment. La limite entre dehors et dedans devient floue.
Nous sommes des milliers de gènes, des milliards de neurones, des centaines de milliards de bactéries, et un nombre non calculable d’échanges d’informations et de messages.
De cela, le « je » émerge. Mais qui décide et pourquoi fait-on ceci plutôt que cela ?
Être le premier des pilotes de son corps, mais pas le seul
Qui décide ?
Est-ce moi qui, consciemment, choisit de faire ceci ou cela ? Quelle est la portée de l’influence du cerveau intestinal qui pèse sur mes émotions et modifie ma perception du monde et des risques ?
Jusqu’à quel point les bactéries qui sont présentes dans mon microbiote intestinal peuvent-elles me faire mener des buts qui servent leurs intérêts, ce voire au préjudice de ma propre survie ? Puis-je être une sorte de véhicule passif de micro-organismes qui me manipuleraient ?
Très probablement pas… mais je suis certainement influencé. Je repense à ces scènes cauchemardesques des films Alien où les humains se transforment en simple véhicule d’êtres qui les détruisent. Rien à craindre de tel.
Je repense aussi au livre de Richard Dawkins, Le Gène égoïste, publié en 1976, où il soutient la thèse que ce sont les gènes qui manipulent le vivant et son évolution. Comme il est expliqué dans Wikipedia, « en décrivant les gènes comme étant « égoïstes », l'auteur n'entend pas par là (comme il l'affirme sans équivoque dans le livre) qu'ils sont munis d'une volonté ou d'une intention propre, mais que leurs effets peuvent être décrits comme si ils l'étaient. Sa thèse est que les gènes qui se sont imposés dans les populations sont ceux qui provoquent des effets qui servent leurs intérêts propres (c'est-à-dire de continuer à se reproduire), et pas forcément les intérêts de l'individu même. Cette vision des choses explique l'altruisme au niveau des individus dans la nature, en particulier dans le cercle familial : quand un individu se sacrifie pour protéger la vie d'un membre de sa famille, il agit dans l'intérêt de ses propres gènes. »
Finalement la réalité est très certainement plus complexe, et est le résultat de tendances naturelles et compétitives : des gènes qui cherchent à survivre et à se propager, des êtres vivants multiples qui cherchent à élaborer un écosystème plus favorables pour eux, un néocortex qui analyse sous influence et fait des choix, des chocs aléatoires et imprévisibles qui organisent des télescopages entre tous les acteurs et toutes les actions.
De cet écosystème global et chaotique, émergent des trajectoires individuelles dont nous croyons être à l’origine, alors que nous n’en sommes qu’un des participants.
Comprenons et admettons que notre corps est constamment pénétré par le monde dans lequel il baigne, et que, si nous en sommes le premier des pilotes, nous n’en sommes pas le seul.

14 août 2014

CONFIANCE ET CONFRONTATION, LES DEUX PILIERS DE L’ACTION COLLECTIVE DANS L’INCERTITUDE

Pour une ergonomie des actions émergentes (8) - Best of (16-17/3/14)

La confrontation est la sœur de la confiance
À la confiance, il est nécessaire d’adjoindre sa sœur, la confrontation, c’est-à-dire la mise en commun et en débat des interprétations et des points de vue, internes comme externes.
Pourquoi ? Parce que tout est trop mouvant, trop complexe, trop multiforme pour être compris par un individu isolé ; parce que chacun d’entre nous est trop prisonnier de son expertise, de son passé, de l’endroit où il se trouve, pour avoir une vue complète et absolue ; parce que l’objectivité n’est pas de ce monde, que tout est contextuel, que seules les interprétations existent, et les faits restent cachés et obscurs ; parce que, sans confrontation avec le dehors, l’entreprise se sent, petit à petit, invulnérable, dérive, et se réveille, un jour, tel un dinosaure, déconnectée de son marché, de ses clients et de ses concurrents. (…)
Qu’est-ce donc que la confrontation ? Elle est le chemin étroit entre nos deux tendances naturelles, qui sont le conflit et l’évitement. Mus par nos réflexes inconscients, ceux qui viennent des tréfonds de la jungle que nous avons quittée il n’y a pas si longtemps, nous voyons d’abord un point de vue différent, comme une menace et une remise en cause : si nous nous sentons suffisamment forts, nous chercherons le conflit, pensant le gagner ; si c’est le sentiment d’infériorité qui domine, comme une gazelle face à un lion, nous fuirons.
La confrontation est une troisième voie : elle est ouverture aux autres, mise en débat de ses convictions et ses interprétations, recherche des hypothèses implicites, souvent inconscientes, qui ont conduit chacun, à sa vision du monde, et à recommander telle solution, plutôt que telle autre. Le but de la confrontation est d’ajuster les interprétations, de construire une conviction collective, de prendre ensemble une décision, et de définir les modalités d’actions. (…)
Finalement, c’est l’absence de confrontation qui est un signal d’alerte, car, pour tout projet complexe, il n’est pas normal que tout le monde soit spontanément d’accord. Cela signifie soit que l’analyse a été trop superficielle, soit que certaines parties prenantes ont évité la discussion. Quand un projet avance trop vite, quand aucun arbitrage n’est nécessaire, c’est qu’une partie du champ de contraintes n’a pas été pris en compte. On constate alors a posteriori les dégâts : l’objectif n’est pas atteint, ou les délais ne sont pas respectés, ou les coûts ont dérapé… ou les trois.
La confiance est le moteur implicite de nos sociétés
« Mes parents étaient la protection, la confiance, la chaleur… C’était une armure magique qui, une fois posée sur vos épaules, peut être transportée à travers votre existence entière.… De là mon audace… Je courais pour aller à la rencontre de tout ce qui était visible et de tout ce qui ne l’était pas encore. J’allais de confiance en confiance, comme dans une course de relais. » (1)
Pour avancer dans le brouillard de l’incertitude, pour agir dans le calme quand le monde environnant tourbillonne et se précipite, pour avoir la lucidité de trouver le geste facile, celui qui prend appui sur les courants de fonds, il y a un préalable indispensable : avoir confiance. Sans confiance, on imagine des tigres derrière le moindre bruit dans les feuilles, on croit qu’un nouvel obstacle est caché dans la brume qui nous précède, on pense que celui qui court va nous doubler, on se voit déjà emporté par le courant qui nous entoure… (…)
Yves Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg, dans leur ouvrage collectif, La fabrique de la défiance, mettent, l’accent sur la corrélation directe entre croissance, performance économique et confiance : « Kenneth Arrow : « Virtuellement tout échange commercial contient une part de confiance, comme toute transaction qui s’inscrit dans la durée. On peut vraisemblablement soutenir qu’une grande part du retard de développement économique d’une société est due à l’absence de confiance réciproque entre ses citoyens. » (…) Ce constat n’est pas surprenant, car la confiance favorise l’efficacité des entreprises. (…) Ils sont plus réactifs, mieux à même de s’adapter à l’environnement et d’innover. Ils facilitent l’adoption de méthodes efficaces : décentralisation des décisions, organisation horizontale des relations de travail, travail en équipe, valorisation de l’esprit d’initiative et d’innovation. »
De fait, la confiance est le moteur implicite et souvent caché du capitalisme : sans elle, rien ne serait advenu, et les entreprises n’existeraient pas. Elle est le ciment de la coopération, elle est pré-requise pour la création de toute société. Selon l’économiste Stephen Knack, c’est même la confiance entre étrangers qui est la plus importante, c’est-à-dire entre deux personnes prises au hasard au sein de vastes populations mobiles. Comme une transposition sociale de la gravitation qui permet à des objets distants d’agir l’un sur l’autre.
Pas de doute donc, s’il y a bien une certitude à avoir en milieu incertain, c’est l’importance de la confiance ! C’est le préalable à l’émergence de comportements efficaces. La développer est une priorité pour le Direction générale. Inutile d’insister sur la nécessité qu’elle a d’être exemplaire, car comme le dit le proverbe chinois, « le poisson pourrit par la tête »…
(1) Jacques Lusseyran, Et la lumière fut
(extrait des Radeaux de feu)

11 août 2014

STRATÉGIE, MOTS ET CULTURE PARTAGÉE

Pour une ergonomie des actions émergentes (4) - Best of (5/3/14)
L’entreprise, en tant que structure collective émergente, ne voit et n’entend qu’au travers des hommes qui la composent, ne connaît ni les faits bruts, ni le réel, et est tissée des interprétations qui la parcourent.
Ainsi, ce n’est pas parce que la stratégie est clairement définie et stable, qu’elle est comprise et partagée. La diffuser dans toute l’entreprise suppose un effort constamment renouvelé, ne serait-ce qu’à cause des nouvelles recrues. C’est une raison de plus pour ne jamais en changer, et ne procéder qu’à de lentes inflexions, sinon sa diffusion et son intégration en profondeur dans l’entreprise ne seront jamais effectives. C’est la permanence des efforts et leur sédimentation qui donnent naissance à la culture de l’entreprise, c’est-à-dire à des repères communs. Celle-ci est le guide qui oriente les actions individuelles, et facilite la communication.
Pour que la stratégie devienne culture, et soit vécue et partagée, elle doit se retrouver dans les mots de l’entreprise, et être portée avec continuité par ses dirigeants successifs. Ainsi L’Oréal définit encore aujourd’hui ses valeurs et principes éthiques comme : « Nos valeurs sont inscrites dans le code génétique de L’Oréal. Aujourd’hui encore, elles s’expriment dans le quotidien de toutes les équipes à travers le monde. Portrait des six valeurs fondatrices du groupe. (…) Si depuis plus d’un siècle L’Oréal se consacre à un seul métier, la beauté, c’est avant tout par Passion. Passion pour ce que la cosmétique apporte aux femmes et aux hommes. (…) L’Innovation est aussi une de nos valeurs fondatrices. Nous n’oublierons jamais que notre société a été créée par un chercheur. (…) Parce qu’il n’y a pas d’innovation sans audace, sans prise d’initiatives, L’Oréal a de tout temps donné la primauté à l’homme sur les structures. (…) Synonyme d’autonomie, de challenge, d’aventure, le goût d’Entreprendre a toujours été stimulé et élevé en mode de management. (…) Ces quatre valeurs sont indissociables d’une cinquième, la quête de l’Excellence. (…) Enfin, qu’il s’agisse d’innover ou d’entreprendre, le groupe l’a toujours fait avec Responsabilité. »
Ce texte peut sembler banal, mais ce qui fait qu’il ne l’est pas, c’est qu’il correspond à la réalité de l’entreprise et qu’il est stable dans le temps. Je me souviens de mes trois années passées chez L’Oréal, il y a presque trente ans, et déjà alors un tel texte aurait pu être écrit, et était vécu au quotidien. L’essentiel s’y trouve : le fait que le développement des marques doit reposer non pas sur des promesses marketing sans fondements, mais sur des innovations et des performances, ce qui suppose la mise en avant de la recherche-développement ; la remise en cause permanente et la poursuite de l’excellence qui interdisent l’autosatisfaction et l’arrogance ; l’intégrité vis à vis de ses clients et de ses partenaires…

(extrait des Radeaux de feu)

7 août 2014

APPRENDRE ET AUTORISER LE LÂCHER-PRISE

Pour une ergonomie des actions émergentes (1) - Best of (19/2/14)
Léon Tolstoï, dans Guerre et Paix, dresse un tableau de la campagne de Russie de Napoléon, bien éloigné de ce que j’avais retenu de mes cours d’histoire : le déroulement y est d’abord le fruit de hasards, de malentendus, de chances et malheurs. Selon lui, Napoléon se croyait, aux commandes, alors que, dans la réalité, sa Grande Armée agissait largement d’elle-même : « A la suite de ces rapports, faux par la force même des circonstances, Napoléon faisait des dispositions qui, si elles n’avaient pas déjà été prises par d’autres d’une manière plus opportune, auraient été inexécutables. Les maréchaux et les généraux, plus rapprochés que lui du champ de bataille et ne s’exposant aux balles que de temps à autre, prenaient leurs mesures sans en référer à Napoléon, dirigeaient le feu, faisaient avancer la cavalerie d’un côté et courir l’infanterie d’un autre. Mais leurs ordres n’étaient le plus souvent exécutés qu’à moitié, de travers ou pas du tout. »
Pourquoi diable certains dirigeants d’entreprises se croient-il plus forts que Napoléon et que les plus grands chefs de guerre ? Pourquoi n’admettent-ils pas que l’art du management est souvent, certes d’aller vers l’objectif que l’on s’est fixé, vers cette mer qui, à l’horizon, attire le cours du fleuve de l’entreprise, mais sans suivre des plans détaillés, des business plans ciselés, ou des tableurs Excel prétendant modéliser le futur ?
Il est temps qu’ils comprennent que, s‘ils élaborent une pensée théorique détaillée et se raidissent dans la volonté de la mettre en œuvre telle quelle, alors, puisque rien ne se passera comme prévu, la réalité de ce qui advient n’aura pas de lien avec cette théorie, et rien ne sera, de fait, piloté.
Comprenons que l’incertitude donne tout son poids et sa noblesse au rôle de ceux qui sont en première ligne. Comme l’exprime le prince André Bolkonsky, héros de Guerre et Paix : « Le rapport des forces de deux armées, reste toujours inconnu. Crois-moi : si le résultat dépendait toujours des ordres donnés par les états-majors, j’y serais resté, et j’aurais donné des ordres tout comme les autres; mais, au lieu de cela, tu le vois, j’ai l’honneur de servir avec ces messieurs, de commander un régiment, et je suis persuadé que la journée de demain dépendra plutôt de nous que d’eux ! ».
L’art du management est de faire de l’entreprise un corps vivant, réactif alliant souplesse et cohésion. Les matriochkas stratégiques, – une mer visée dans un cadre stratégique et des principes d’actions qui se traduisent par des chemins stratégiques –, autorisent le lâcher-prise, car elles apportent la direction et la stabilité qui fédèrent les initiatives et construisent dans la durée. Les actes quotidiens et concrets mettent en œuvre effectivement la stratégie, développent des produits et des services, et les amènent jusqu’aux clients.
Mais pour cela, il ne suffit pas de ces matriochkas, il faut aussi qu’un certain nombre de conditions soient réunies : de réelles marges de manœuvre pour tout un chacun, un cadre stratégique compris, vécu et partagé, la confiance en soi et en les autres.
Ceci suppose une ergonomie des actions émergentes.
(extrait des Radeaux de feu)

4 août 2014

COMMENT L’ORÉAL EST STRUCTURELLEMENT STABLE, ET CONSTAMMENT CHANGEANTE À L’INTÉRIEUR

Les Matriochkas d’une stratégie résiliente (6) - Best of (11/2/14)
Suffit-il d’avoir une vision claire à long terme, d’avoir trouvé un point fixe que l’on visera pour toujours (comme je l’explicitais dans mon dernier article) pour qu’il devienne effectivement l’ADN de l’entreprise ?
Non bien sûr ! En rester là, serait croire que l’on peut diriger par incantation : il ne suffit pas d’affirmer une vision ou une méta-stratégie pour que, par miracle, elle devienne réalité. En rester là, c’est à coup sûr la condamner à rester lettre morte, un vœu pieux issu des pensées d’un comité stratégique : affirmer n’est pas réussir, imaginer n’est pas agir. Si on se contente de laisser cohabiter ce point fixe avec les aléas de la vie, chacun continuera à agir comme si de rien n’était, et jamais l’entreprise n’avancera vers cette mer. Elle restera à tout jamais une utopie lointaine et inaccessible.
Si les actions réalisées ne sont pas effectivement mises en cohérence avec la méta-stratégie, si rien n’est fait pour se rapprocher, ne serait-ce que de quelques mètres, de sa mer, elle restera une vision théorique et fictive : elle doit s’incarner dans le réel, car une entreprise ne se nourrit pas ni d’utopies, ni d’idéaux, mais bien de chiffre d’affaires tangible !
Pour qu’une méta-stratégie en soit une, elle doit cesser d’être « méta », et devenir stratégie, c’est-à-dire servir de guide au quotidien de l’entreprise. Ceci ne peut pas se faire d’un seul coup, car il y a trop de distance entre la stabilité immuable de la mer et le chaos des actions immédiates : il faut une succession d’étapes, une série de poupées russes emboîtées, les matriochkas d’une stratégie résiliente.
Pour être plus explicite, poursuivons l’exemple de L’Oréal. Comme indiqué précédemment, sa méta-stratégie, sa mer, est la beauté.
À partir de là, L’Oréal a créé un cadre stratégique, avec trois niveaux de traduction et d’explicitation :
1. Elle a décidé de s’intéresser non pas à la beauté en général, mais à la beauté de la femme au travers des cheveux, de la peau et du parfum. Concernant la peau, il a été considéré que seuls les produits de soin en faisaient partie, excluant tout ce qui est savon. Ceci permet de définir les familles de produits auxquelles s’intéresser : coloration, shampooing, laque, gel, cosmétique, maquillage, parfums…
2. Afin d’assurer sa résilience face aux aléas liés aux canaux de distribution, L’Oréal veut être présent dans tous les circuits : grand public (hypermarchés, supermarchés, magasins populaires, grands magasins), salons de coiffure, pharmacie, parfumerie, vente à distance…
3. Pour chaque circuit de distribution, la présence se fera au travers d’au moins une marque mondiale, celle-ci s’appuyant sur une promesse spécifique, cohérente avec le circuit de distribution où on la trouve. Ceci repose sur la conviction qu’un circuit de distribution donné correspond à un certain type de client, ou plus précisément, puisqu’un même client peut, selon les moments, aller dans l’un ou l’autre circuit, à un certain type d’attente. La volonté d’avoir des marques mondiales est associée à la vision de l’importance de la communication, de la nécessité d’amortir les coûts de conception, et enfin de la progressive globalisation de la consommation. (…)
À côté du cadre stratégique, figurent les principes d’actions, c’est-à-dire ce qui définit des éléments de culture qui le complètent, aident à choisir les actions à entreprendre, et matérialisent des convictions managériales. Dans le cas de L’Oréal, j’en vois deux essentiels qui sous-tendent « refus de l’obsolescence ». Explicitons-les.
Le déterminisme du succès peut être formulé ainsi : ce qui a réussi quelque part n’a aucune raison de ne pas réussir ailleurs. Ceci ne signifie pas qu’un produit ou une idée doivent nécessairement rencontrer le même succès en un endroit quelconque du monde, mais que les fondamentaux qui les sous-tendent, oui : au marketing et aux équipes locales, de trouver la bonne adaptation. (…)
Le deuxième point a trait au refus d’abandonner un produit une fois qu’il a été lancé et a rencontré le succès : Elnett la laque star a été lancée en 1960, Mixa Bébé en 1969… et Ambre Solaire en 1936 au moment des congés payés ! Bien sûr ces produits ont évolué et ont fait l’objet de liftings réguliers, mais ils sont toujours là. (…)
Voilà donc l’entreprise dotée d’une méta-stratégie – la beauté –, d’un cadre qui précise les familles de produits auxquelles elle s’intéresse, et affirme la volonté de disposer d’un portefeuille de marques mondiales couvrant tous les circuits de distribution, chacune spécialisée dans un circuit donné, et de deux principes d’action.
Le troisième niveau, celui des chemins stratégiques, est la mise en œuvre du cadre : quelles sont exactement les marques et les marques-ombrelle que L’Oréal veut lancer et entretenir ? Pour chacune, quels sont sa promesse, son circuit de distribution, et la famille de produits qu’elle recouvre ? (…)
On a ainsi la constitution de matriochkas stratégiques très stables à l’extérieur, et de plus en plus malléables au cœur : des marques ombrelle dans des marques qui occupent un circuit de distribution et matérialisent le cadre stratégique, tout en respectant les principes d’action.
(extrait des Radeaux de feu)