6 déc. 2012

L’INCONSCIENCE EST UN DES MOTEURS DU CAPITALISME !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (11)
Troisième et dernier volet sur notre propension à reconstruire le passé, à avoir l’illusion de la validité… bref à nous tromper sur notre capacité à comprendre et prévoir : comment ce défaut est-il un des moteurs de la société actuelle et du capitalisme ?
Selon les travaux menés par Daniel Kahneman, sans notre cécité par rapport au futur et notre optimisme sur nos propres capacités, aucun investissement ne serait réalisé, aucune acquisition faite, aucune entreprise créée :
« La prise de risque optimiste des chefs d'entreprise contribue certainement au dynamisme d'une société capitaliste, même si la plupart des preneurs de risque subissent des déceptions. (…)
Bien souvent, j'ai posé cette question à des fondateurs et des membres de start-up innovantes : dans quelle mesure vos résultats dépendront-ils de ce que vous faites dans votre entreprise ? Une question manifestement facile. La réponse vient rapidement et dans mon petit échantillon, elle n'a jamais été inférieure à 80 %. Même quand ils ne sont pas sûrs de réussir, ces gens audacieux estiment avoir leur sort presque entièrement entre leurs mains. Ils ont certainement tort. Le résultat d'une start-up dépend autant des performances de ses concurrents et des changements sur le marché que de ses propres efforts. (…)
Les directeurs financiers étaient beaucoup trop confiants dans leur capacité à prévoir le marché. L'excès de confiance est une autre manifestation de COVERA (1): quand nous estimons une quantité, nous nous appuyons sur les informations qui nous viennent à l'esprit et nous bâtissons une histoire cohérente où cette estimation trouve son sens. (…) Un directeur financier qui informe ses collègues qu'il y a « de bonnes chances que les retours de S&P se situent entre –10 % et + 30 % » peut s'attendre à quitter la pièce sous les quolibets. Ce large intervalle de confiance est un aveu d'ignorance, ce qui est socialement inacceptable de la part de quelqu'un qui est payé pour s'y connaître dans le domaine financier. Même s'ils savaient à quel point ils en savent peu, les responsables seraient pénalisés s'ils l'admettaient. »
D’ailleurs à l’inverse si nous étions capables de prévoir ce qui allait arriver, aucune entreprise ne créerait de la valeur durablement, car progressivement toutes les entreprises s’aligneraient sur la stratégie gagnante. C’est bien le fait que ce soit le hasard et l’incertitude qui régissent notre qui est le garant de nos libertés, de l’innovation et de la créativité.
Faut-il encore l’admettre, et ne pas tomber dans le travers de Jean-Paul Sartre qui lui avait fait écrire : « Je préfère le désespoir à l’incertitude ». Non l’incertitude, et notre incapacité à savoir à l’avance ce qui va advenir, sont la source de l’espoir.
(à suivre)

(1) « COVERA = Ce qu’on voit et rien d’autre » traduction de l’expression originale de Daniel Kahneman : « WYSIATI : What you see is all there is »

5 déc. 2012

AFFIRMER QUE LA CROISSANCE SE REDRESSE À PARTIR D'UNE VARIATION DE 0,2% N'A AUCUN SENS !

Compte-tenu de l'incertitude sur la mesure du PIB, il serait temps d'arrêter de dire n'importe quoi à partir d'une évolution non significative
Comment se calcule un taux de croissance : il est la dérivée du Produit intérieur brut (PIB), c'est-à-dire qu'il mesure sa vitesse annuelle d'évolution.
Première remarque, ceci suppose que le PIB mesuré soit bien représentatif de l'activité réelle du pays, mais admettons...
Supposons que le PIB est mesuré à 1% près, ce qui serait déjà une performance statistique exceptionnelle. Ceci veut dire que, si l'on affirme que le PIB de l'année N-1 est de 100, on ne sait pas quelle est sa valeur réelle entre 99 et 101.
Imaginons que les calculs montrent une croissance de 1%, c'est-à-dire un nouveau PIB pour l'année N de 101. De même, en fait, on ne sait pas où il se situe entre 100 et 102.
Comme le monde est incertain, et les processus qui le régissent sont chaotiques (au sens mathématique du terme), on ne peut pas affirmer que l'on se trompe toujours dans le même sens : on a pu surestimer le PIB en année N-1, et le sous-estimer en année N.
Donc dans cette situation, l'incertitude qui porte sur le taux de croissance est la suivante : le PIB a pu passer de 99 à 102 (surestimation en année N-1 et sous-estimation en année N), soit un taux de croissance de 3%, ou de 101 à 100 ((sous-estimation en année N-1 et surestimation en année N) soit un taux de -1%.
Ainsi si l'on mesure le PIB à 1% près et que l'on constate un taux de croissance de 1%, on ne peut pas savoir où se situe le taux de croissance entre -1 et +3% : le taux d'incertitude est de +/- 2 % !
Si jamais le PIB était mesuré à 0,1% près, le même raisonnement montre qu'un taux de croissance de 1% serait en fait situé entre 0,8 et 1,2% (1). Or qui pourrait sérieusement imaginer que l'on est précis à 0,1% sur le PIB ? Déjà un taux d'incertitude de 1% est bien optimiste...
Il serait donc temps d'arrêter de tirer des conclusions à partir de chiffres qui ne veulent rien dire : trouver pour la France un taux de croissance de 0,2% ne nous fournit aucune information sur l'évolution de la conjoncture, car la variation est bien trop faible !
Mon propos n’est évidemment pas de dire que l’on devrait se désintéresser de savoir comment va l’économie de notre pays, et si elle est ou non en croissance, mais que la variation observée ne veut rien dire.
Ne serait-il pas temps de s’en rendre compte, et d’arrêter de – excusez la brutalité de mon propos – dire, et donc de faire collectivement n’importe quoi ? Il y a urgence…

(1) Le PIB initial est toujours entre 99,9 et 100,1, et après croissance cette fois entre 101,1 et 100,9. Le taux de croissance est donc entre (101,1/99,9 – 1) et (100,9/100,1 – 1), soit entre 1,2 et 0,8%.

4 déc. 2012

« QUE NOTRE PRODUCTION PUISSE TROUVER DANS LE MONDE ENTIER, DES ACHETEURS SYMPATHIQUES ET SATISFAITS »

La désindustrialisation ne date pas d’aujourd’hui !
A écouter bon nombre des discours actuels ou des propos d’ « experts », il semble que la désindustrialisation française soit récente, et qu’il suffise de quelques mesures financières pour inverser la tendance.
Malheureusement, le mal est beaucoup plus profond et endémique.
Pour ceux qui en doutent, il suffit par exemple de se plonger dans la lecture de cette article qui date de 1937, et déjà intitulé : « Dans la mêlée internationale : où en est l'automobile française ? » (voir la photo ci-jointe du document original).
Dans un élan étonnamment contemporain, on peut y lire :
« A Sochaux, nous pouvons dire que nous avons de la chance ! Nos usines ont suffisamment de commandes pour donner du travail régulier à tout notre personnel. Mais il faut être sûr que cela puisse durer. Et quand on étudie l'ensemble du marché français, on y voit des choses assez humiliantes. »
« La France exporte de moins en moins d'automobiles : nos exportations d’automobiles ont subi une diminution de 20 % ; nos concurrents étrangers nous ont pris beaucoup de clients. Les marques étrangères exportent de plus en plus. »
« Quatre grands pays produisent donc actuellement plus que nous, alors qu’en 1900 la France tenait dans le monde, le premier rang pour l'automobile. »
« Pourquoi produisons-nous de moins en moins ? Parce que nous vendons trop cher : Les pouvoirs publics en France, n’ayant pas su avoir une « politique de l’automobile », comme en ont eu tous les pays qui augmentent chaque année leur avance sur nous. Parce que nous fabriquons trop cher, malgré les perfectionnements apportés à l’outillage et aux méthodes de fabrication, le nombre de voitures construites pour chaque série insuffisant pour permettre l’utilisation de matériel à son plus haut rendement parce que l'automobile a toujours été « l’enfant chéri du fisc », qu’il ne suffit pas d’acheter une auto, qu’il lui faut aussi de l’essence, et que le fisc fait l’essence chère. »
« Tout le monde y perd. Les ouvriers qui n'ont plus de travail ; l’État qui n'encaisse plus autant, et qui, cependant, débourse davantage puisqu’il lui faut entretenir des chômeurs. »
Cet article se termine par un appel à un élan patriotique, qui rappelle celui d’Arnaud de Montebourg : « Que la qualité Sochaux continue à être « celle qu'on ne discute pas », afin que notre production puisse trouver dans le monde entier, des acheteurs sympathiques et satisfaits. »
Il faut comprendre que ce n’est pas en habillant d’une marinière tous les produits français1 que l’on redressera cette situation, et qu’il serait temps de s’attaquer aux problèmes structurels de la France, et non pas seulement à la cosmétique habituelle de tous les plans qui se succèdent depuis plus de trente ans.
A titre d’exemple, pourquoi ne pas s’attaquer vraiment au crédit inter-entreprises qui représente plus de 500 Milliards d’euros et mange la trésorerie des PMI au profit de la distribution et des grandes entreprises…
(1) A quand une Clio ou une 208 à rayures bleu et blanche ?

3 déc. 2012

AU MOMENT DE SA PROCRÉATION, HITLER AVAIT UNE CHANCE SUR DEUX D’ÊTRE UNE FEMME

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (10)
Poursuite de notre promenade au sein de notre deuxième travers, la reconstruction du passé, et son frère jumeau, l’illusion de la validité.
Inutile de faire de longues études d’histoire, pour être convaincu que le XXème siècle a été profondément marqué par trois personnages clés, Hitler, Staline et Mao, et que, sans eux, il aurait été profondément différent. Et pourtant comme le note malicieusement Daniel Kahneman, « il y a eu un moment dans le temps, juste avant qu'un ovule soit fécondé, où il y a eu 50 % de chances que l'embryon qui allait devenir Hitler soit femelle. (…) La fécondation de ces trois ovules a eu des conséquences gigantesques, et l'idée que les développements à long terme sont prévisibles est donc risible. »
Malgré cette dimension largement imprévisible de l’histoire, bon nombre de spécialistes sont d’abord ceux du rétropédalage, c’est-à-dire de l’explication a posteriori du caractère inévitable et irrésistible de telle ou telle évolution…
Plus un expert pense qu’il l’est, et plus il est susceptible de tomber dans ce piège :
« Les experts sont induits en erreur non par ce qu'ils croient, mais par ce qu'ils pensent, dit Tetlock, qui reprend la terminologie d'Isaiah Berlin dans son essai sur Tolstoï, Le Hérisson et le Renard. Les hérissons connaissent « une grande chose » et ont une théorie sur le monde ; ils expliquent des événements particuliers dans un cadre cohérent, fulminent d'impatience envers ceux qui ne pensent pas comme eux, et sont sûrs de leurs prévisions. (…) Elle a une théorie qui explique tout, et cela lui donne l'illusion qu'elle comprend le monde. (…) La question n'est pas de savoir si ces experts sont bien formés. Elle est plutôt de savoir si le monde est prévisible. »
C’est dans le même esprit que j’écrivais dans Les Mers de l’incertitude :
« Il faut s’être mis en situation de pouvoir tirer parti de l’incertitude. L’attitude quotidienne, les formations reçues tant dans les écoles d’ingénieurs que commerciales ou économiques, et la peur du vide nous amènent trop souvent à chercher des certitudes, à partir de notre expertise pour lire une situation, à nous méfier de notre intuition, à mathématiser les situations (…) Ceci va souvent de pair avec le développement d’une forme d’arrogance issue de succès répétés et de la sensation d’être invulnérable. Au stade extrême, l’entreprise et ses collaborateurs vont devenirs « autistes » : forts de leur expérience, ils savent ce que veulent les clients, comment va évoluer le marché, quels sont les risques technologiques… Finalement, pourquoi aller à la rencontre des clients, des concurrents, des fournisseurs, si ce n’est pour leur expliquer ce qui va se passer ? Stade extrême, mais malheureusement existant. A l’opposé, pensez au « regard d’un enfant » : il est totalement ouvert au monde, son regard est neuf. L’objectif est d’allier la fraîcheur de ce regard avec l’expertise qui va, a posteriori, nous permettre de comprendre ce que l’on a observé et découvert. »
Ne faut-il donc jamais confiance aux experts ? Non, bien sûr, mais il faut s’être assuré que leur expertise est réelle et adaptée à la situation présente. Je redonne la parole à Daniel Kahneman :
« Quand les jugements sont-ils le reflet d'une authentique expertise ? Quand trahissent-ils une illusion de validité ? La réponse tient aux deux conditions fondamentales à l'acquisition d'une compétence : un environnement suffisamment régulier pour être prévisible ; la possibilité d'apprendre ces régularités grâce à une pratique durable. (…)Si l'environnement est assez régulier et si le juge a eu la possibilité d'apprendre ces régularités, la machine associative reconnaîtra les situations et produira des prédictions et des décisions rapides et exactes. Si ces conditions sont remplies, vous pouvez avoir confiance dans les intuitions de quelqu'un. »
Mais ces situations ne se rencontrent pas si souvent. Aussi s’il ne faut pas leur reprocher leur incapacité à livrer à des prévisions exactes dans un monde imprévisible, « il semble avisé de reprocher aux experts de croire qu'ils peuvent réussir dans une tâche impossible. »
Mais nos erreurs constantes, notre incapacité à réellement de prévoir le futur sont le moteur de notre société…
(à suivre)