23 mars 2011

UNE ENTREPRISE N’EST-ELLE QU’UNE JUXTAPOSITION D’INDIVIDUS ?

Sans règles, sans culture, une entreprise n’existe pas en tant que tout
Comme un individu, l’identité d’une entreprise, ce qui fait qu’elle perdure dans le temps, qu’elle se transforme tout en restant elle-même, est la résultante de son histoire, de sa mémoire emmagasinée et des processus sédimentés.
Sa mémoire et son histoire sont multiplement éclatées et recomposées. Elles émergent de chacun des morceaux qui la composent, des sociétés absorbées et fusionnées, des pays où elle s’est développée, des produits et des services lancés et abandonnés, de ses succès et de ses échecs… et bien sûr surtout des hommes et des femmes qui la composent.
Quel est l’ADN qui lui permet de réagir et de s’adapter ? Quel est ce liant qui fait qu’elle existe comme un tout, et non pas seulement comme une juxtaposition fragile et aléatoire, une simple collection de structures, d’objets et de personnes hétérogènes ? Comment peut-elle perdurer malgré, voire à  cause, des arrivées et des départs, des débuts et des fins ?
Dans les Mers de l’Incertitude, j’écrivais :
« C’est l’existence de règles propres qui fait qu’une entreprise existe en tant que telle, et n’est pas qu’une juxtaposition d’individus. Ces règles peuvent comprendre des éléments objectifs comme le cadre juridique, les systèmes d’information ou l’organisation interne, mais aussi subjectifs comme des us et coutumes, un langage propre. (…) Comme tout organisme vivant, une entreprise se compose et se décompose sans cesse. (…) Elle vit. Sans l’existence de ses règles et de sa culture, l’identité de l’entreprise ne perdurerait pas au travers de ces transformations continues. Si ce ciment venait à disparaître, l’entreprise, en tant que système collectif, cesserait d’exister pour ne devenir plus qu’une collection d’individus juxtaposés. Elle perdrait sa cohésion et ne pourrait plus être dirigée. Si, suite à une fusion, une culture commune n’est pas mise en place, on aura une juxtaposition et non pas une entreprise.
Quand IBM devient une entreprise centrée sur le software et sur la prestation intellectuelle, est-elle toujours IBM ? Après avoir absorbé successivement Fina, puis Elf, Total est-il resté Total ? Quand Veolia nait à partir de la scission des activités environnement issues de la Générale des Eaux redevient-elle la Générale des Eaux sous un autre nom ? Quand France Télécom cesse d’être une entreprise publique et s’internationalise de plus en plus, est-elle toujours France Télécom ? Quand BSN devient Danone s’agit-il d’une création nouvelle ou d’une transformation d’une identité ?
(…) De la même façon que la Seine n’est pas l’eau qui est en train de passer sous le pont Mirabeau, ni seulement le fleuve qui passe là, comment définir ce qui fait qu’une entreprise reste elle-même quand elle subit une transformation profonde ? On retrouve la question de l’identité de l’entreprise. (…) Elle ne se décide pas brutalement, elle est le résultat de son histoire. La Direction peut vouloir l’infléchir et la faire évoluer, elle ne peut pas la changer instantanément.
(…) A force de ne pas s’intéresser à ce qui fait et a fait l’identité d’une entreprise, ou de simplement ne pas y prêter une attention suffisante, on risque de voir a posteriori bon nombre de salariés se désimpliquer, ne plus comprendre quel est leur rôle et ce que l’on attend d’eux, voire la quitter. Je peux rattacher bon nombre de problèmes actuels rencontrés par ces entreprises à cette non prise en compte. »
Et qu’en est-il des processus conscients et inconscients ? L’entreprise décide-t-elle aussi sans s’en rendre compte ?
(à suivre)

22 mars 2011

FAIRE LES BONS CHOIX AVANT DE LES CONNAÎTRE

Je suis et je pense… après !
Est-il possible que nos processus inconscients analysent plus vite et mieux que nos processus conscients une situation et nous fassent prendre la bonne décision sans que nous nous en rendions compte ?
Imaginons la situation suivante : j’ai face à moi quatre tas de cartes, A, B C et D. À chaque carte, je peux recevoir un bonus ou une pénalité. Chacun des tas présente une certaine logique, et donc un certain niveau de risque. Je dois la découvrir le plus vite possible pour ajuster mes choix, sachant que l’objectif que l’on m’a fixé est de maximiser mon profit total.
Comment imaginer que, dans cette situation, mes processus inconscients seraient les plus efficaces pour m’amener à la bonne stratégie ?
Et pourtant…
Dans son émission du 29 janvier(1), Jean-Claude Ameisen relate une expérience menée par Antonio Damasio en 1997(2). Avec son équipe, Antonio Damasio a soumis des volontaires à un choix entre quatre tas de cartes : les tas A et B permettaient de faire des gains plus importants, mais de temps en temps, y apparaissaient des pénalités beaucoup plus fortes. Résultat, sur une période longue, la meilleure stratégie était de tirer les cartes uniquement dans les tas C et D.
Pour comprendre comment les volontaires agissaient, non seulement, on observait leurs choix, mais on leur demandait tous les dix choix d’expliquer ce qu’ils avaient compris du jeu. On mesurait aussi leur niveau de stress.
Que s’était-il passé ? Au début, les joueurs ont rapidement opté pour les tas A et B.  Puis quand les cartes de pénalités fortes ont commencé à apparaître, leur niveau de stress est monté, ils sont mis à transpirer et progressivement ont opté de plus en plus pour les tas C et D, c’est-à-dire les stratégies effectivement gagnantes. Donc rien que de très normal.
Sauf que, quand ils ont commencé à opter pour les tas C et D, ils ont été incapables d’expliquer leur choix : ils « sentaient » qu’il fallait éviter les tas A et B, mais sans savoir pourquoi. Cela n’a été que plus tard, qu’ils ont dit avoir compris ce qui se passait et avoir changé de stratégie.
Ainsi comme le dit le titre de l’expérience, ils ont fait le bon choix avant de connaître quel était le bon choix. Troublant, non ?
Si je résume en quelques mots le contenu de mes derniers billets : ma mémoire consciente repose sur une reconstruction continue de mes souvenirs, eux-mêmes chargés d’émotions, et mes processus inconscients supportent efficacement mes décisions conscientes, ce le plus souvent sans que je le sache.
En quoi ceci interpelle-t-il le management des entreprises ? Les entreprises, elles aussi, reconstruisent-elles leur mémoire et sont-elles peuplées de processus inconscients efficaces ?
(à suivre)

(2) Deciding advantageously before knowing the advantageous strategy. (p.1293-5) N°275, parution : 1997, par Bechara A, Damasio H, Tranel D, et Damasio A.

21 mars 2011

D’OÙ VIENNENT MES IDÉES ?

Mon inconscient travaille pour moi
Faire confiance à des idées qui viennent dont je ne sais pas d’où, ou laisser les commandes à mon inconscient, quelle drôle d’idée !
Et pourtant, n’est-ce pas ce que l’on fait la plupart du temps que l’on conduit ? Rappelez-vous votre dernier voyage en voiture : avez-vous vraiment conduit consciemment tout le temps ? N’y-a-t-il pas eu des séquences, plus ou moins longues, où vous avez pensé à autre chose ? Et si vous pensiez à autre chose, qui conduisait ? Qui a freiné et tourné à gauche quand il le fallait ? Vous, bien sûr dans le sens que votre corps était aux commandes de la voiture. Mais si vous définissez votre « moi » au sens restreint, c’est-à-dire à vos activités conscientes, ce n’était plus vous qui conduisiez…
Maintenant, laissez la voiture et posez-vous la question suivante : « D’où me viennent mes idées ? Qu’est-ce que l’intuition ? Comment puis-je avoir un flash qui m’apporte la solution à ce problème sur lequel je butais, encore tout à l’heure ? » En un mot, qui a travaillé pour vous ? Eh bien, j’ai un vrai « scoop » : celui qui a travaillé pour vous, c’est vous, c’est-à-dire que vos processus inconscients ont cherché et trouvé la solution de votre problème(1).
Que s’est-il passé ?
Dans un premier temps, nous avons donc consciemment pensé au problème, réuni les informations dont nous disposions, précisé ce que nous cherchions, et, après quelques efforts, constaté que nous ne trouvions pas la solution. Puis, sans pour autant abandonné notre recherche, nous sommes passés à autre chose, en se disant : « Bon, je bute sur une difficulté. Cela ne fait rien. J’y reviendrai plus tard. ».
Or pendant que nous focalisions notre conscience sur autre chose – un autre problème, un livre, un film, une conversation avec des amis… –, nos processus inconscients travaillaient en douce, sans que nous en rendions compte. Pourquoi s’étaient-ils mis en branle ? Parce qu’ils savaient que nous faisions face à un problème irrésolu, et qu’ils étaient « aux ordres » de notre conscience. Alors ils ont mouliné, compilant toutes les données, les moulinant dans tous les sens, gigantesque usine interne, cachée et massivement parallèle.
A un moment, de cette activité foisonnante, a émergé quelque chose qui semblait pouvoir répondre à la solution de notre problème. Nos processus inconscients n’allaient pas garder cela pour eux : quoi que nous fussions en train de faire, ils ont envoyé une alerte, un flash pour nous faire prendre conscience de cette solution éventuelle. Et voilà d’où nous est venue l’idée ! Ensuite, nous avons pu l’analyser, la soupeser et vérifier qu’elle était bien la bonne idée. Sinon, eh bien, tout est reparti pour un tour : nous sommes focalisés à nouveau sur un autre sujet, et nos processus inconscients, soldats dévoués et jamais désespérés, se sont remis à la recherche d’une nouvelle idée (2).
Donc nos processus inconscients nous pilotent le plus souvent et travaillent pour nous. 
Mais, il y a encore plus étonnant : savez-vous que votre inconscient réfléchit juste et plus vite, et du coup, vous pouvez prendre les bonnes décisions, avant d’avoir pu comprendre pourquoi ?
(à suivre)
(1) D’aucuns imaginent que des « êtres extérieurs » seraient capables de communiquer avec nous, notre néocortex ayant comme une antenne capable de capter des transmissions. Je suis désolé d’apporter une réponse infiniment plus prosaïque, nettement moins poétique, mais, je crois, plus conforme à la réalité !
(2) Ceci est une libre reformulation de ce que décrit Lionel Naccache dans le Nouvel Inconscient (Odile Jacob, 2006)

18 mars 2011

JE ME SOUVIENS EN MUSIQUE

Trois émotions...
Comme je l'ai écrit cette semaine, mémoire et émotions sont indissociables. 
Depuis mon adolescence, la musique a été un compagnon/acteur fidèlement présent. Trois chanteurs m'ont depuis le début accompagné : Neil Young, Léonard Cohen et JJ Cale.
Voici trois chansons qui sont pour moi trois madeleines, trois moments chargés de souvenirs et d'émotion : Old Man de Neil Young, I'm your man de Léonard Cohen et Friday de JJ Cale.



17 mars 2011

ÊTRE SCIENTIFIQUE, C’EST ACCEPTER LES ÉMOTIONS… ET L’INCONSCIENT

J’essaie de faire au mieux sachant que ma mémoire est partielle et partiale
Donc sans mémoire, je serais incapable de construire la moindre interprétation sur le monde qui nous entoure et la notion même de « je » aurait bien peu de chance d’exister. Or ma mémoire est imparfaite, déforme constamment au fur et à mesure que je me souviens, et est influencée par toutes les émotions associées à mes souvenirs.
Alors je fais comment ?
Eh bien, je fais avec, je fais comme je peux ! Qu’est-ce à dire ?
Comme je sais que, à chaque fois que je me souviens, je reconstruis mon passé, je ne prends pas pour argent comptant ce qui me semble certain : comment pourrais-je prétendre être certain de quoi que ce soit, alors que mon souvenir n’est pas seulement partiel, mais déformé ? Donc je cherche à me raccrocher à des faits, des écrits. Et surtout je me confronte avec d’autres mémoires, d’autres souvenirs, d’autres interprétations.
Est-ce à dire que je ne me fie pas à ce dont je me souviens ? Non, bien sûr ! Mais ce n’est qu’un des briques sur laquelle je m’appuie. Une brique essentielle, primaire, fondatrice, mais une brique, juste une brique…
Et mes émotions, alors ? Est-ce que je les mets au frigidaire ? Est-ce que je vise une rationalisation à tout crin qui veut élaborer une vision froide, clinique, « scientifique » ? Non, surtout pas ! Pourquoi ? Parce que, sans émotions, mes souvenirs sont sans couleurs, sans relief, sans vie. Les émotions associées à un événement en sont une partie essentielle. Elles participent aussi à sa mémorisation. Même la science récente l’a démontré1 ! D’où les guillemets que je viens de mettre à scientifique : être scientifique aujourd’hui, c’est accepter ses émotions et les intégrer dans sa vision du monde…
Non simplement, je suis vigilant par rapport à mon climat émotionnel. Si je sens monter un flux excessif, je comprends que mes émotions passées sont probablement en train de déformer mon souvenir et ma compréhension de la situation présente. Pour reprendre mon exemple donné dans mon article d’hier, si je suis ce bébé qui a associé le rouge à un biberon qui n’arrive pas, je dois lutter contre ma phobie du rouge : je vais mobiliser mes processus conscients pour me convaincre que, non, ce rouge qui m’entoure aujourd’hui ne présente plus de menaces pour moi…
Enfin je n’ai pas peur de mon inconscient, c’est-à-dire de tout ce travail fait par mon cerveau sans que j’en aie contrôlé le processus : puisqu’il a travaillé pour moi, pourquoi ne m’en servirais-je pas ?
Mais pourquoi et comment pourrais-je faire confiance à ce que je fais sans savoir d’où cela vient ?
(à suivre… lundi prochain !)
(1) Voir notamment les travaux d’Antonio R. Damasio

16 mars 2011

NOTRE MÉMOIRE EST NÉCESSAIREMENT INEXACTE

On ne peut pas accéder à l’information initiale
Donc pour stocker un souvenir, nous l’avons démonté en petits morceaux.
Quand nous nous souvenons de quelque chose, nous rappelons les morceaux de puzzle qui constituent le souvenir. Comme ce rappel est imparfait, certaines pièces vont manquer et d’autres vont arriver déformées. Nous allons alors boucher les trous et redécouper certaines des pièces pour qu’elles puissent s’assembler entre elles.
Si une heure plus tard, le lendemain ou dans un mois, nous rappelons à nouveau ce souvenir, il nous reviendra avec les déformations faites la dernière fois : si nous avions comblé des trous, les pièces additionnelles reviendront avec les pièces initiales éventuellement redécoupées. Mais à nouveau, il manquera des pièces et de nouvelles déformations apparaîtront… Si nous le rappelons souvent, au bout d’un moment, nous ne ferons plus de nouvelles modifications : nous aurons « simplifié » la réalité et fluidifier le mode de rappel.
Ainsi, à chaque fois que je me souviens, je reconstitue et je recrée. Notre mémoire a de l’imagination !
Mais la situation vécue a-t-elle toujours été stockée initialement avec exactitude ?
Pas vraiment, car que veut dire « exactitude » ? Au mieux, cela correspond à la perception que nous avions de la situation. Au pire, tout est déformé par une émotion trop violente associée à la situation.
Imaginons par exemple qu’un bébé ait dû attendre son biberon pendant suffisamment longtemps pour que cela ait constitué une expérience émotionnelle très traumatisante. Supposons qu’à ce moment-là la couleur rouge ait été présente fortement dans son environnement immédiat, alors que d’habitude il ne la rencontrait pas. Quelle information va-t-elle archivée ? L’association du rouge avec la mise en cause de sa survie. Cette situation vécue va laisser une trace indélébile avec laquelle il devra vivre toute sa vie : chaque fois qu’il verra la couleur rouge, il ressentira une émotion négative très violente.
Comment savoir quel est le décalage éventuel entre notre souvenir et ce qui s’est passé, comment être conscient de la déformation ? Par nous-mêmes, c’est impossible, car, par construction, nous n’aurons accès à nos souvenirs qu’après cette déformation, et jamais à l’original. Ainsi, lorsque nous avons oublié quelque chose, l’information est peut-être toujours présente quelque part dans le réseau de nos neurones, mais nous en avons perdu la clé d’accès.
Pas vraiment rassurant tout cela, non ?
D’autant plus que la mémoire, c’est ce qui structure notre identité consciente :
  • Sans mémoire, nous serions comme ces nouveau-nés qui ne peuvent pas comprendre le monde qui les entoure.
  • Sans mémoire, nous ne saurions pas que celui que nous étions hier, il y a une semaine ou un mois, était bien nous.

Alors, on fait comment ?
(à suivre)

15 mars 2011

NOUS NOUS SOUVENONS DES CHOSES COMME NOUS TRANSPORTONS LES ARMOIRES

Nos souvenirs sont découpés en petits morceaux
Que fait-on pour transporter une armoire ? On la démonte. Pourquoi ? Parce qu’elle passera plus facilement par les portes et les escaliers. Parce qu’elle tiendra moins de place dans le camion. Attention simplement de ne pas perdre de pièces pendant le voyage.
Et à l’arrivée, reste à la remonter. Si jamais on n’a pas numéroté les pièces, si l’on n’a pas noté comment elles s’emboitaient les unes dans les autres, cette étape risque d’être difficile, voire impossible.
Ce mode de déplacement est aussi celui employé sur internet : l’information, comme l’armoire, voyage démontée, avec annexée la liste comprenant le nombre de pièces et comment on doit les assembler.
Et notre mémoire, comment fonctionne-t-elle ? Avons-nous, dans un coin du cerveau, toutes les informations stockées, bien rangées, les unes à côté des autres ? Notre cerveau contient-il un « bibliothécaire » qui classerait chaque souvenir comme un livre et irait le chercher ensuite au bon moment ?
Non, pas du tout, nous stockons les souvenirs comme nous transportons les armoires, nous les démontons. Chaque souvenir complexe est décomposé en un grand nombre d’éléments : la bande-son va se loger dans la partie du cerveau associée à l’audition, les images dans celle associée à la vue, etc. Et chacune de ces sous-informations peut être elle-même éclatée en plusieurs éléments.
Du coup, nous optimisons l’espace mémoire, et tout est bien rangé, au bon endroit.
Est-ce donc un système parfait ?
(à suivre) 

14 mars 2011

« LES USAGERS DE L’ÉCRITURE ONT CHOISI DES CARACTÈRES DONT LES FORMES RESSEMBLENT À CELLE QUE L’ON OBSERVE DANS LA NATURE »

Quand les neurosciences revisitent la lecture                                                                                                                    
Patchwork tiré du livre de Stanislas Dehaene, Les neurones de la lecture
Pour lire, nous avons recyclé des circuits nés pour reconnaître les objets et le monde qui nous entoure
« Nous partageons les émotions de Nabokov et la théorie d’Einstein avec un cerveau de primate conçu pour la survie dans une savane africaine. (…) Le temps a tout simplement manqué pour que l’évolution conçoive des circuits spécialisés pour la lecture. Alors, comment un cerveau de primate parvient-il à lire – et à lire de façon aussi efficace ? (…) Notre cerveau s’adapte à son environnement culturel, non pas en absorbant aveuglément tout ce qu’on lui présente dans d’hypothétiques circuits vierges, mais en reconvertissant à un autre usage des prédispositions cérébrales déjà présentes. »
« Dans cette hypothèse, le cortex occipito-temporal n’a évolué que pour apprendre à reconnaître les formes naturelles, mais cette évolution l’a doté d’une plasticité telle qu’il parvient à se recycler pour devenir un spécialiste du mot écrit. Les formes élémentaires que cette région est capable de représenter ont été découvertes et exploitées par nos systèmes d’écriture. Ce n’est donc pas notre cortex qui a évolué pour la lecture – il n’y avait ni le temps ni la pression sélective suffisants. Ce sont, au contraire, les systèmes d’écriture eux-mêmes qui ont évolué sous la contrainte d’être aisés à reconnaître et à apprendre par notre cerveau de primate. »
« Dans toutes les cultures du monde, les usagers de l’écriture ont donc, au fil des années, choisi des caractères dont les formes ressemblent à celle que l’on observe dans la nature. Il est probable qu’ils ont agi ainsi parce que, consciemment ou non, ils ont remarqué que ces formes sont les plus faciles à lire. »
Toutes les écritures reposent sur le même socle
« Ainsi pouvons-nous conclure à l’unité fondamentale des circuits de la lecture. Les réseaux cérébraux de la lecture constituent un invariant anthropologique qui fait partie intégrante de la nature humaine. Par-delà la diversité des règles particulières de transcription des sons, tous les lecteurs font appel au même réseau anatomique de régions cérébrales. Un caractère chinois ou une suite de lettres hébraïques subissent le même traitement cérébral. »
« Le cerveau du jeune enfant, lorsqu’il arrive à l’école, est déjà préparé à la reconnaissance des lettres et des mots. Comme tous les primates, son cortex temporal ventral contient probablement un précurseur de l’alphabet. La reconnaissance des objets y fonctionne déjà selon un principe combinatoire, par recombinaison de vastes ensembles de neurones qui codent un alphabet de formes que j’ai appelées « protolettres », et dont bon nombre sont déjà très semblables à certaines de nos lettres. »
« La stylisation qu’ont connue toutes les grandes civilisations de l’écriture est à l’origine de l’orthographe. Orthographier, c’est littéralement « dessiner droit ». Tant que l’écriture repose sur le dessin, sa forme peut varier librement. A partir du moment où les caractères de l’écriture deviennent arbitraires, il n’existe plus qu’une seule bonne manière de les dessiner, une seule « orthographe ». »
Pour lire, nous devons perdre la symétrie
« Après tout, un tigre est tout aussi menaçant quand il présente son profil droit ou son profil gauche… alors qu’un tigre sur le dos présente une menace bien moindre qu’un tigre dont les pattes touchent le sol. (…) Supposons qu’un de nos ancêtres ait survécu à une rencontre avec un tigre venant de la droite. Ne serait-il pas avantageux, pour sa survie future, de le reconnaître au premier coup d’œil lorsqu’il surgit de la gauche ? Il est donc très probable qu’au fil des générations, l’évolution ait favorisé les individus dont le système visuel était capable de généraliser en miroir. »
« Posséder un système nerveux symétrique et le conserver au fil de l’apprentissage présentent donc un double avantage :
-          la symétrie permet de reconnaître les propriétés des objets de façon invariante, indépendamment de leur orientation gauche-droite
-          mais elle n’empêche pas pour autant de coder leur orientation dans l’espace, et d’y répondre par des actions spatiales adaptées, y compris des actions asymétriques »
« Tous les enfants éprouvent initialement des difficultés à distinguer les lettres « b » et « d » ou à identifier leur main droite. »
« Sommes-nous hantés, inconsciemment, par l’image en miroir des mots que nous lisons ? »
Y a-t-il un socle commun pour toutes les cultures ?
« Si le modèle du recyclage neuronal possède une quelconque généralité, on devrait pouvoir rattacher chacune de nos activités culturelles à leurs mécanismes cérébraux et montrent qu’en chaque instance, les contraintes du recyclage imposent des limites sévères à l’espace des possibles. »
« Considérons l’exemple de la reconnaissance des visages. (…) Ainsi une sorte de jeu culturel, à la marge de notre module de reconnaissance des visages, expliquerait la propension universelle des cultures humaines à créer des portraits, des statues, des caricatures, des masques, du maquillage ou des tatouages. Souvent, ces artefacts culturels exagèrent les traits du visage jusqu’à constituer de que les éthologues appellent des « superstimuli » qui suractivent le module plus encore qu’un visage normal. »

11 mars 2011

RETOUR AUX FUNAMBULES DES MOTS

Des jeux de mots qui n'en sont pas vraiment...
Nouvelle promenade au pays des humoristes disparus avec Desproges et Coluche



10 mars 2011

ADIEU VEAU, VACHE, COCHON, COUVÉE

Croissance et décroissance, prévision et incertitude
Dans une intervention récente sur France info(1), Michel Serres faisait une lecture originale et rafraichissante de la célèbre fable de La Fontaine, La laitière et le Pot au lait : il y expliquait que c’était une histoire de croissance et décroissance.
En effet, selon son interprétation, Perrette ne fait pas des châteaux en Espagne, elle fait un business plan en prévoyant comment elle va pouvoir développer ses affaires. C’est une métaphore de la croissance : comment passer d’un litre de lait à un élevage de poulets, puis à un troupeau de vaches et de cochons. Simplement, tout s’effondre, comme lors de la crise des subprimes.
Ceci rejoint de façon amusante une histoire que je racontais dans mon livre Neuromanagement, pour caricaturer alors les approches des start-up internet :
« Imaginez un paysan qui rencontre un financier et lui explique que la poule qu’il vient d’acheter va lui permettre dans quelques années de produire plusieurs milliers d’œufs. En effet, grâce à cette poule, il va pouvoir construire tout un élevage et, après quelques générations, se retrouver à la tête d’une vaste batterie de poules. Sérieux et crédible, il présente un business plan détaillé : au départ, plus il va avoir de poules, plus il va falloir investir, donc le déficit initial est croissant ; puis un jour pas très bien défini, mais un jour qui va arriver, il se trouvera avec une montagne d’œufs qui vont faire de lui le leader incontestable du marché. Alors le profit sera largement supérieur à toutes les pertes cumulées. À votre avis, va-t-il trouver un banquier qui va acheter aujourd’hui ces œufs hypothétiques ? Oui ? Non ? Sûrement non, naturellement…
Repensons à Internet. Là, le modèle financier s’est emballé, les anticipations ont tourné au maximum, et les projets d’achat d’une poule ont été valorisés sur la base de la valeur des milliers d’œufs futurs et hypothétiques. Dans certains cas extrêmes, on a même payé pour des projets où il n’y avait même pas encore de poule achetée, mais où on expliquait comment on allait trouver la première poule… »
Une autre lecture possible de cette fable pourrait être aussi la suivante : Perrette est tellement en train de faire des projections sur le futur qu’elle en oublie le présent et les risques immédiats. Du coup, elle trébuche sur une pierre et tout s’effondre. La fable devient alors une métaphore pour le management dans l’incertitude : à force de se perdre dans des prévisions détaillées, on ne voit plus le présent tel qu’il est et on tombe dans le premier piège venu.
Décidément les fables de la Fontaine sont inépuisables !

9 mars 2011

« CE QUE NOUS NE POUVONS PENSER, NOUS NE POUVONS LE PENSER »

Nous ne percevons le monde qu’au travers de notre corps
Nous pensons à travers nos mots1, et nous ne percevons le monde qu’au travers des filtres de nos sens et de notre corps.
Ainsi, si nous pensons que le monde est fait de rouge, de bleu et de jaune, c’est parce que notre système visuel est construit ainsi.
Comme l’écrivait Francesco Varela dans L’inscription corporelle de l’esprit
« Nous ne percevons jamais une couleur comme une combinaison du rouge et du vert, ou du jaune et du bleu, parce que nos canaux chromatiques ne peuvent signaler simultanément « rouge » et « vert », ou « jaune » et « bleu ». La théorie des processus opposants explique aussi pourquoi certaines couleurs sont élémentaires et d’autres binaires (…) 
Les couleurs ne sont pas perçues indépendamment d’autres attributs tels que la forme, la talle, la consistance, le mouvement, l’orientation, etc. (…) 
Nous ne pourrons pas expliquer la couleur si nous cherchons à la localiser dans un monde indépendant de nos capacités perceptives (…) 
Plus intéressant néanmoins est le fait que certains animaux sont dichromates, d’autres tétrachromates, et que d’autres encore peuvent être pentachromates… Une riposte fréquente à la démonstration de l’existence du tétrachromatisme  est la question suivante : « Quelles sont les autres couleurs que voient ces animaux ? »… Nous pourrions imaginer que notre espace de couleur contient une dimension temporelle supplémentaire : rose rapide, etc. (…) 
C'est pourquoi notre monde de perception de la couleur ne doit pas être considéré comme la « solution » optimale apportée à un « problème » posé par l'évolution. Il résulte au contraire d'une voie phylogénique possible et viable parmi toutes celles qu’a empruntées au cours de l'histoire l'évolution des êtres vivants. »

Pas facile à accepter. Nous sommes tellement pris dans nos modes de pensée… que nous ne pouvons pas penser autrement.
C’est ce qui fait écrire à Ludwig Wittgenstein dans Tractatus Logico-Philosophus 
« Ce que nous ne pouvons penser, nous ne pouvons le penser ; nous ne pouvons donc pas davantage dire ce que nous ne pouvons penser. » 
Et dans Recherches Philosophiques, il nous pousse à prendre du recul sur ce que nous voyons… ou plutôt pensons avoir vu : 
« Le triangle peut être vu comme un trou de forme triangulaire, un objet, un dessin géométrique, comme reposant sur sa base ou suspendu par son sommeil, comme une montagne, un coin, une flèche ou un signe indicateur, comme un objet renversé qui aurait dû (par exemple) reposer sur son côté le plus court, comme la moitié d'un parallélogramme, et comme d'autres choses encore. »

 (1) Voir l’article d’hier « La divergence ne porte nullement sur le sens des mots, elle porte sur le sens des choses signifiées par les mots »

8 mars 2011

« LA DIVERGENCE NE PORTE NULLEMENT SUR LE SENS DES MOTS, ELLE PORTE SUR LE SENS DES CHOSES SIGNIFIÉES PAR LES MOTS »

Nous pensons au travers de nos mots
Que nous le voulions ou non, nous sommes prisonniers de notre cerveau, de nos neurones, de notre histoire… et des langages au travers lesquels nous interprétons le monde qui nous entoure.
Voici ce que j’écrivais sur ce sujet en annexe de mon livre, les Mers de l’incertitude :
Langages et interprétations :
Les langages ne sont pas que des moyens pour communiquer, ce sont, avec la mémoire, les constituants indispensables à toute interprétation mentale : sans eux, nous ne pourrions pas intégrer toutes les informations circulant dans nos neurones. Que faire des informations diffusées en continu par nos cinq sens, tout ce que nous entendons, voyons, touchons, sentons, goûtons ? Comment les rapprocher de ce que nous avons déjà vécu, de ce que l’on nous a raconté, de ce dont on se souvient ? Comment manipuler des concepts sans le support d’un langage ? Comment, sans concepts, construire des scénarios pour le futur ?
Relativité linguistique (Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques)
« Voici le point : le « monde réel » est pour une large part construit inconsciemment à partir des habitudes linguistiques du groupe. Aucune langue n’est jamais suffisamment similaire à une autre pour que les deux puissent représenter la même réalité sociale. Les mondes dans lesquels vivent différentes sociétés sont des mondes distincts, et pas simplement un même monde qui porterait plusieurs étiquettes différentes. » (Sapir, 1929) « Toute langue est un vaste système de formes, différent de tous les autres, dans lequel la culture organise les formes et catégories par le biais desquelles la personnalité non seulement communique, mais aussi décompose la nature, soulignant ou négligeant certains types de phénomènes et construisant ainsi la demeure qu’est la conscience. » (Whorf, 1956).
Langage et sens (Vincent Descombes, les Institutions du sens) :
« On pourrait croire que l’histoire des éléphants n’a rien à voir avec l’histoire du mot « éléphant », mais ce serait une erreur. Grâce à ce mot, l’éléphant entre dans les délibérations des hommes. Or ces discours ont conduit à des décisions concernant les éléphants. »
« La divergence ne porte nullement sur le sens des mots, elle porte sur le sens des choses signifiées par les mots. (…) Dès qu’il y a autrui, le sens de mon geste n’est plus celui que moi, l’auteur du geste, je veux lui donner, c’est le sens que l’autre lui donne. (…) Les individus sont certainement les auteurs des phrases qu’ils construisent, mais ils ne sont pas les auteurs du sens de ces phrases. (…) Mon interlocuteur a tort s’il n’a pas compris ce que j’ai dit dans le sens de ma phrase veut dire dans le contexte. Moi-même, j’ai tort si je prétends qu’il a été dit par moi autre chose que ce qui a été dit par ma phrase en vertu des usages établis. (…) Ces usages établis permettent de décider de ce qui est dit, et donc de ce qui a été pensé, quand quelqu’un se fait entendre de quelqu’un. » 

7 mars 2011

COMMENT UN ASCENSEUR PEUT-IL DESCENDRE ?

La pagaille commence souvent dans les détails. Parfois au travers d'un objet qui fait le contraire de ce que veut dire son nom.

Entrez dans un immeuble quelconque. La plupart du temps, vous allez y trouver un ascenseur. S'il est déjà là, ouvrez la porte et pénétrez à l'intérieur ; sinon, appuyez sur le bouton, attendez-le et pénétrez ensuite dedans. Choisissez l'étage que vous voulez et allez-y. Jusque là tout va bien : vous avez pris un ascenseur, vous êtes monté, c'est normal.

Maintenant que vous êtes en haut, vous voulez redescendre. Comment allez-vous faire ? Reprendre le même ascenseur et, cette fois, vous en servir pour descendre. Et effectivement c'est ce que quotidiennement nous faisons. Même moi, je le confesse.
Mais là, rien ne va plus : comment un ascenseur peut-il descendre ? C'est nier sa propre dénomination : ascenseur vient de « ascendere » qui, en latin, veut dire monter. Nous devrions prendre un « descenseur » pour faire le chemin en sens inverse.
Je vous entends déjà me dire qu'une telle spécialisation – des ascenseurs pour monter, des descenseurs pour descendre – serait contreproductive, et pour tout dire compliquée : en effet, on aurait vite tous les ascenseurs en haut et tous les descenseurs en bas. Il faudrait donc alors un système qui remonterait les descenseurs et descendrait les ascenseurs.

En fait cela reviendrait à avoir des ascenseurs plus grands pour remonter les descenseurs, et symétriquement de grands descenseurs pour descendre les ascenseurs montés. Oui, mais alors comment faire avec ces grands ascenseurs et descenseurs ? Ce problème est sans fin.
Donc notre organisation actuelle avec des objets qui fonctionnent aussi bien à la montée qu'à la descente est probablement la meilleure.
Mais pourquoi les avoir appeler des ascenseurs ? Par optimisme, en ne retenant que la partie montante et en voulant oublier qu'in fine, la vocation d'un ascenseur n'est pas de monter, mais d'osciller. Alors des censeurs ? Non, déjà pris pour les lycées. Alors pourquoi pas des oscillateurs ? Une autre suggestion ?
Je sais, je complique. Mais si je ne peux pas me servir de ce blog pour partager avec vous mes interrogations, pourquoi en avoir un ?

(Cet article a déjà été publié le 18 février 2009, mais comme je n'ai reçu aucune suggestion à ce jour, je retente ma chance... Pour l'instant, pour sortir de cette situation qui m'interdit de prendre des ascenseurs pour descendre, je suis condamné à toujours descendre par les escaliers. Remarquez que c'est un moindre mal : si les ascenseurs s'appelaient tous des descenseurs, je devrais prendre les escaliers à la montée, ce qui serait nettement plus pénible.)

4 mars 2011

DEUX FUNAMBULES DES MOTS

Des jeux de mots qui n'en sont pas vraiment...
Après une semaine passée à parler de lettres qui font des mots qui font des phrases qui font des histoires, il était logique de la terminer par deux artistes des mots, Raymond Devos et Pierre Desproges



3 mars 2011

LA POLITIQUE DOIT, ELLE-AUSSI, PARTIR DU FUTUR

Un pays est fait d’une histoire… dont il part… et d’un futur qui l’attire…
Depuis la dimension intemporelle du bureau de son hôtel particulier imprégné de plusieurs siècles d’histoire de France, il n’est pas facile à un élu de la Nation de percevoir la réalité des niveaux emboîtés qui constituent la France du XXIème siècle. Il a tendance à se plonger dans les livres d’histoire ou dans les chiffres des sondages qui lui mathématisent la réalité sociale :
  • Difficile pour lui de comprendre les logiques de notre nouveau monde, ce neuromonde où les peuples longtemps minoritaires et les cultures longtemps ignorées deviennent essentielles. (1)
  • Difficile pour lui de comprendre ce qui se passe dans les banlieues ou ces villes… sauf s’il n’est lui-même un élu local ou à l’écoute des ces élus.   
  • Impossible de réfléchir à ce que pourrait devenir la France s’il part de son passé et de ses peurs. La France, comme tous les fleuves, va vers  son futur, un futur différent et qui n’a rien à voir avec son passé
Mais rien n’est perdu. 
Comme Marcel Proust, il est encore temps de mordre dans une madeleine, non pas seulement pour y retrouver le goût et la saveur d’un paradis perdu, mais surtout pour en revenir avec l’énergie et le culot de penser à partir du futur, sans renier nos racines.
Le futur est une mer qui nous attend...
(1) Pour commencer à appréhender pourquoi la Chine est un autre monde, allez voir la conférence de Martin Jacques: Understanding the rise of China

2 mars 2011

LE MANAGEMENT A À VOIR AVEC L’ART DE LA LECTURE

La stratégie est une suite de budgets… faits de plans d’actions…
Depuis l’étage, le plus souvent élevé, des bureaux de la Direction Générale d’une grande entreprise, il est souvent difficile de comprendre et d’appréhender le sens et la valeur ajoutée de chaque niveau qui la compose. On a alors tendance à faire des additions et des multiplications en les oubliant.
C’est un peu comme si, pour analyser la qualité d’un roman, on mettait ensemble toutes les voyelles et les consonnes, si on comptait le nombre de A, ou si on mesurait le nombre moyen de mots par page… 
Non, pour apprécier la qualité d’un roman, on doit oublier les mots et les phrases et se centrer sur le sens du roman lui-même. Ensuite, on pourra, si on en a le temps, se plonger dans l’analyse des phrases. 
Parlerait-on de la phrase relative aux madeleines, si elle n’était pas une articulation essentielle pour la compréhension du sens de A la recherche du temps perdu ?
Il en est de même pour l’articulation entre les plans d’actions, le budget et la stratégie : le budget n’est pas la somme des plans d’actions, ou du moins pas seulement ; la stratégie n’est pas le prolongement du budget… Chacun a sa logique propre. Ceci est notamment dû au niveau d’incertitude :
  •  le plan d’action est dans l’immédiat, un horizon où l’on peut avoir une idée précise du cadre dans lequel on va agir (sauf arrivée de « cygne noir », c’est-à-dire d’un événement imprévisible, très improbable et à effet disruptif).
  •  le budget rentre dans l’horizon de l’incertain, mais encore suffisamment proche pour que l’on puisse modéliser les évolutions et structurer des prévisions.
  • La stratégie, elle, est dans le monde de l’incertitude. Il ne sert à rien de partir du présent, des plans d’action ou du budget. Il faut partir du futur et comprendre les mers qui attirent les fleuves.
Et pourtant les trois sont emboîtés : le budget est le résultat des actions, la stratégie commence par le budget.
Pour comprendre ces emboîtements, tous les dirigeants devraient apprendre l’art de la lecture pour les aider à découvrir (ou redécouvrir) comment A la recherche du temps perdu se construit au travers d’une succession de scènes lentes et sans liens apparents, elles-mêmes construites de descriptions faites de détails d’une infinie précision…
(à suivre)

1 mars 2011

LE MANAGEMENT EST UNE AFFAIRE DE POUPÉES RUSSES

Une entreprise est faite de divisions… faites d’usines… faites de services… faits d’hommes et de femmes…
Il ne viendrait à personne de dire qu’un livre est juste une collection de lettres, non ? Ni même juste une collection de mots ? Ni encore juste une collection de phrases ? Et idem pour une phrase qui n’est pas juste une collection de mots ou de lettres.
Ainsi à chaque fois que je « monte » d’un niveau, il est doté d’un sens qui lui est propre. Il a une identité double : celle d’être la réunion de ce qui le compose (les phrases pour un livre, les mots pour les phrases, les lettres pour les mots), celle du sens apporté par la réunion.
Mais un niveau ne peut pas non plus s’abstraire du sens porté par les morceaux qui le composent : un mot n’a pas de sens sans le sens de ses lettres, le sens d’une phrase part de celui de ses mots, un livre part du sens de ses phrases…
Certes, mais quel est le lien avec le management et la vie de nos sociétés ?
Il est « simple » : comme un livre est composé de phrases, de mots et de lettres, une entreprise est le résultat de poupées russes emboîtées. Elle est faite de sociétés, de divisions, de directions, de savoir-faire, d’usines, d’ateliers… et d’hommes et de femmes. Sa stratégie est la succession de plan d’action et de budget qui sont eux-mêmes le résultat d’actions quotidiennes.
Or nous avons trop tendance à oublier que, comme pour le livre, à chaque niveau correspond un sens spécifique, et souvent on raisonne comme si on pouvait tout additionner sans tenir compte des sens apportés par chaque niveau…
(à suivre)