9 sept. 2009

SEULS LES PARANOÏAQUES Y ARRIVERONT…

Prendre en compte l'incertitude au moment de décider

Classiquement, lorsque l'on travaille sur l'élaboration d'une stratégie, on va construire des scénarios. Chaque scenario constitue un ensemble cohérent d'actions et est bâti pour permettre le choix final. Souvent on a un scenario ambitieux, un prudent et un médian. Ce peut peut-être aussi autour d'options plus fondamentalement différentes (par exemple : lancement ou non d'une distribution intégrée, externalisation ou non de telle fonction…).

On va ensuite chercher à tester la sensibilité de ces scénarios en déréglant les hypothèses faites lors de leur constitution : la croissance du marché, le coût des ressources financières, le nombre de concurrent, une date de lancement… Mon expérience m'a montré que ces tests se font en déréglant les hypothèses dans des proportions importantes, mais finalement limitées : +/- 10 %, parfois +/- 20 %.

Or selon l'application des mathématiques du chaos, les aléas sont beaucoup plus grands que cela. En fait, ce qui va réellement se passer, on ne le sait pas. Il faut donc tester des variations beaucoup plus fortes que cela.

Ce ne sera pas encore suffisant et la question à se poser est : « Que pourrait-il arriver de pire ? Y a-t-il un événement qui est susceptible à lui-seul de tout remettre en cause ? Y a-t-il un ou des cygnes noirs (*) potentiels ?

Repensez au titre d'Andy Grove : « Seuls les paranoïaques survivront » et traduisez-le en : « Seuls les paranoïaques y arriveront ». Soyez dans l'état d'esprit suivant : le futur est tellement imprévisible, tant de choses peuvent survenir, qu'il doit bien y avoir un moyen de m'empêcher d'atteindre mon objectif.

Ou formulé autrement : ce sera seulement au prix d'un effort continu, d'une attention extrême et de beaucoup d'imaginations que l'on pourra arriver au bord de la mer visée.

Face à ces risques, à ces événements improbables mais fortement disruptifs, inutile de bâtir à l'avance des plans d'actions détaillés, mais simplement se voir dans la situation d'avoir à faire face à lui : aurait-on le moyen de le voir venir ? Si oui, pourrait-on influer sur lui et le rendre moins dangereux ? S'il advient quand même, quelles sont les marges de manœuvre ?...

Ce mode de pensée est celui de la gestion des risques en milieu industriel : pour mieux maîtriser les risques en matière d'environnement, des scenarios de crise sont étudiés au cours desquels on va faire subir aux installations des crises majeures et voir comment elles peuvent résister. Ceci amène parfois à redimensionner des processus industriels et les rendre redondants pour assurer une continuité en cas de panne.

C'est la même chose qu'il faut faire pour la construction des scénarios stratégiques : trouver les risques majeurs et voir comment y faire face ; se poser la question d'avoir ou non une stratégie redondante, c'est-à-dire répartir ses moyens sur des axes distincts, mais visant la même cible. La productivité apparente peut se trouver dégradée, mais la résilience de la stratégie peut être nettement plus élevée, et donc la productivité réelle, c'est-à-dire en intégrant le coût des risques, meilleure.

Finalement le succès d'un projet global d'entreprise est plus complexe que celui d'une seule installation industrielle : n'est-il pas normal d'être encore plus exigeant en matière de gestion des risques ?

De ce point de vue, attention aux emballements trop rapides et aux consensus immédiats : si l'ensemble de l'équipe de direction est tout de suite convaincue et du même avis, il y a fort à parier que l'on ne va pas sérieusement étudier quels sont les risques et pourquoi on pourrait échouer. Un conseil donc : ne sauter jamais l'étape de la remise en cause et du « Destroy my strategy ». Si tout le monde est convaincu, allez chercher qui ne l'est pas et confier lui l'analyse des risques. Il vous apportera un peu de cette paranoïa qui risque autrement de manquer ! 

Mais, attention à ne pas tomber dans l'excès et comme l'enfant dont je parlais dans un article ancien à « ne pas refuser à sortir du landau » (lire l'article)

Par exemple, à titre personnel, je marche sans inquiétude dans les rues de Paris. Oui les météorites existent, mais ils sont très hautement improbables et leurs effets tellement dévastateurs que, si on les intègre dans son raisonnement, on ne sort jamais.

Les actionnaires privées ont de ce point de vue un comportement plus efficace que celui des établissements financiers.

Ces derniers ont tendance à vouloir prendre tellement de précautions que la sortie du landau est peu probable. Les actionnaires privés ont une vision meilleure des risques. Est-ce pour cette raison que les entreprises familiales créent plus de valeur et saisissent mieux les opportunités que les autres ? Peut-être…

Finalement en tant qu'individu, nous savons bien que le futur est incertain et pourtant nous agissons et prenons des risques. Avant de nous engager, ouvrons-nous notre ordinateur pour créer un tableur excel et modéliser ce qui va se passer ? Non, n'est-ce pas ? Alors pourquoi le faire dans les entreprises ?

Ayons le culot de penser à partir du futur et de rêver quelles seront les mers possibles, imaginons-nous y aller, peuplons le parcours de monstres de toutes sortes pour voir ce qui pourrait se passer et si, après tout cela, nous sentons une grande envie d'y aller, plongeons !

C'est alors que tout commence vraiment…

 

 (*) Voir "Le Cygne noir" de Nassim Nicholas Taleb

8 sept. 2009

À COUP DE MOTS, NOUS INTERPRÉTONS LE MONDE

Impossible de prévoir ce qui est imprévisible !

J'ai toujours aimé jouer sur les mots. Et surtout les prendre pour ce qu'ils veulent dire au premier sens. Ainsi l'expression « prendre les mots au pied de la lettre » m'a toujours amusé, car elle se contredit elle-même : je n'ai en effet jamais vu une lettre avoir un pied. Et vous ? Car si les lettres avaient des pieds, elles pourraient s'échapper des mots qui pourraient se retrouver sans lettres. Quel désordre ! Ces mots avec lesquels je joue, ce sont aussi ceux avec lesquels vous et moi pensons. Donc être exigeant quant à leur sens et à leur exactitude est-ce une perte de temps ?
En effet car les mots avec la mémoire sont les constituants indispensables à toute interprétation mentale.

Sans mémoire, nous serions comme ces nouveau-nés qui ne peuvent comprendre le monde qui les entoure. C'est notre mémoire qui sert de support à notre expérience. C'est grâce à elle que nous pouvons lire ce qui se passe au présent, et construire des scénarios d'action pour le futur. Elle est la brique de base de notre pensée. Une brique bancale comme nous venons de le voir, mais une brique nécessaire. Moins elle sera bancale, mieux ce sera. De toute façon, on fera avec…

Sans les mots, sans le langage, comme pourrions-nous intégrer toutes les informations circulant dans nos neurones ? Que faire des informations diffusées en continu par nos cinq sens, tout ce que nous entendons, voyons, touchons, sentons, goutons la vie ? Comment les rapprocher de ce que nous avons déjà vécu, de ce que l'on nous a raconté, de ce que l'on se souvient ? Comment manipuler des concepts sans ce support ? Comment sans concepts, intégrer tout cela, le confronter à notre mémoire et construire des scénarios pour le futur.

Nos interprétations vont donc être un mélange du passé recomposé, du présent tel que perçu et du futur tel qu'imaginé. Elles vont donc reposer sur des approximations multiples qui viennent s'entremêler pour fournir in fine une décision. De plus ces approximations sont intimement liées à chaque individu car elles reposent d'abord sur l'histoire personnelle, tant dans sa partie réellement vécu que dans tout l'imaginaire associée, puis sur les déformations de la mémoire et de l'analyse de la situation présente. Sans parler bien sûr, de la perception que chacun peut avoir du futur.
Comment donc imaginer que l'on va pouvoir modéliser et prévoir des interprétations individuelles ?

7 sept. 2009

SE SOUVENIR OU L’ART DE FAIRE ET REFAIRE DES PUZZLES EN REDÉCOUPANT DES PIÈCES ET EN EN PERDANT

Chaque fois que je me souviens, je reconstruis ma mémoire

Comment la mémoire fonctionne-t-elle ? Avons-nous dans un coin du cerveau toutes les informations stockées, bien rangées, les unes à côté des autres ? Notre cerveau contient-il de plus une forme de bibliothécaire qui irait chercher le volume qui va bien et au bon moment ? Non pas vraiment. Et même pas du tout.
En fait, nous ne stockons pas un souvenir comme un bloc, mais comme un puzzle à reconstituer le moment venu. Chaque souvenir est décomposé en un très grand nombre d'éléments correspondant en simplifiant d'abord au sens concerné : la partie visuelle va se loger dans la partie du cerveau qui est associée à la vue, la partie auditive dans la partie associée à l'ouïe, etc.
C'est même beaucoup plus complexe. Une question « simple » que j'emprunte à Henri Bergson (L'énergie spirituelle PUF 1996, p.52) : « Que sera-ce, s'il s'agit de l'image visuelle d'une personne, dont la physionomie change, dont le corps est mobile, dont le vêtement et l'entourage sont différents chaque fois que je la revois? Et pourtant il est incontestable que ma conscience me présente une image unique, ou peu s'en faut, un souvenir pratiquement invariable de l'objet ou de la personne: preuve évidente qu'il y a eu tout autre chose ici qu'un enregistrement mécanique. ».
Terriblement vrai, non ? Et pourtant, on nous parle toujours de notre mémoire visuelle, de notre mémoire photographique. Comment cela peut être possible alors tout bouge tout le temps. Penser par exemple à une personne qui vous est  chère. Immédiatement une image d'elle vous vient dans votre cerveau. Et bien une image fixe, pas une image animée. Cette image est gravée en vous à tel point que vous allez reconnaître à coup sûr la personne en question même de loin, même à partir d'un détail ou de l'inflexion de sa voix. Pourtant ce que nous appelons une image n'en est pas une vraiment, non ? Ce n'est pas une photo, c'est à la fois plus flou et plus précis. Plus flou car elle n'a pas tous les détails qu'aurait une photographie à haute définition. Plus précise car elle peut servir de support à une reconnaissance élargie : la personne peut changer des détails de son apparence, avoir d'autres vêtements, vous allez encore la reconnaître.

Décidément, la constitution de notre mémoire est un monde complexe et durablement impénétrable.

Continuons. Donc un souvenir est archivé en une multitude de morceaux.
Que se passe-t-il quand nous nous souvenons de quelque chose ? Est-ce que nous reconstituons le puzzle ? Oui et non.
Oui, nous allons rappeler les morceaux concernés. Mais ce rappel est imparfait. En imageant la réalité, disons que certaines pièces vont manquer et que d'autres vont arriver déformées. Au besoin, vous allez redécouper certaines des pièces pour qu'elles puissent s'assembler entre elles.
Si maintenant, une heure plus tard, le lendemain ou un mois plus tard, vous vous voulez à nouveau rappeler ce souvenir, il vous reviendra avec les déformations faites la première fois, plus les nouvelles que vous allez faire. Mais si vous le rappelez souvent, je vous rassure : au bout d'un moment, vous ne ferez plus de nouvelles modifications.
Donc à chaque fois que je me souviens, je reconstitue et je recrée. Notre mémoire a de l'imagination !
Et cela peut même être pire : si, lors de la mise en mémoire, une émotion forte est venue troublée l'événement, votre souvenir initial peut dès le départ être faussé.
Ainsi comme je l'indiquais dans Neuromanagement, « Imaginons par exemple qu'un bébé ait dû attendre son biberon pendant suffisamment longtemps pour que cela ait constitué une expérience émotionnelle très traumatisante. Supposons qu'à ce moment-là la couleur rouge ait été présente fortement dans son environnement immédiat, alors que d'habitude il ne la rencontrait pas. Cette situation vécue va laisser une trace indélébile avec laquelle il devra vivre toute sa vie : chaque fois qu'il verra la couleur rouge, il ressentira une émotion négative très violente. Or cette émotion est injustifiée puisqu'il s'agit d'une fausse association causale : le rouge n'était pas la cause de la faim, il était seulement présent en même temps. »

Et pour une entreprise, tout ceci ne s'applique évidemment plus ? Tout est rationnellement, stocké, archivé, documenté ? Bien sûr que non ! On est face à la même complexité.
D'abord parce que la mémoire de l'entreprise est largement constituée à partir de celle des hommes qui la compose.
Ensuite, parce que cette mémoire est multiforme, multitechnnique, multipays… Autant de risques supplémentaires de déformation … ou de source d'imagination créative !
Les nouveaux systèmes d'information sont venus apporter une colonne vertébrale à cette mémoire, mais on ne parle alors le plus souvent que de la mémoire des chiffres et des tableaux de bord. Certaines entreprises sont allées plus loin avec la mise en place de gestion documentaire. Mais cela ne reste qu'une partie de la mémoire qui reste très largement au sein des hommes qui la composent.
Pour preuve, cette expression que j'ai entendue des dizaines de fois : « Allez voir untel c'est la mémoire de l'entreprise ». C'est rassurant d'un côté car cela montre que nous sommes loin de systèmes déshumanisés. Mais d'un autre, cela laisse les entreprises vulnérables à de nombreuses pertes de mémoire.
Témoin ce groupe pétrolier qui ne savait plus pourquoi sept de ses filiales de distribution dépendaient d'une direction, et une cinquantaine d'une autre. Cette perte de mémoire – il m'avait fallu remonter l'histoire du groupe aux années 50 pour trouver l'explication (voir « Quand une entreprise vend moins cher à son concurrent qu'à son propre réseau… ») – n'aurait pas été plus grave que cela, si elle n'avait eu une conséquence pour le moins fâcheuse : il vendait le carburant moins cher aux grandes surfaces qu'à son propre réseau ! Surprenant mais authentique. Certaines pertes de mémoire peuvent être fatales.

4 sept. 2009

NON, JE NE PEUX PAS VOUS DÉMONTRER LOGIQUEMENT QUE J’AI RAISON…

Seule l'incertitude est certaine

« Pouvez-vous me préciser pourquoi vous voyez cette évolution pour notre marché, venait de me demander ce dirigeant ? »
- Je sens que vous avez envie que je vous démontre la solidité de ce que je viens de vous dire. L'idéal serait un bon enchaînement logique qui, à partir d'une analyse de la situation actuelle, de prévisions de marché et des actions des concurrents, montrerait ce qui va arriver. C'est bien cela ?
- Oui, vous formulez plus précisément ma pensée, mais c'est bien ce que j'attends de vous.
- Désolé, mais cela ne va pas être possible. »

Il y eut alors un blanc. Comme le bruit d'un silence gêné. Cela faisait maintenant plus de deux ans que je travaillais pour lui, et là, je venais de le prendre de court.

« Par contre, ce que je peux faire, c'est vous exposer l'ensemble des faits que j'ai réunis – sur votre position actuelle, sur des futurs possibles, sur des hypothèses d'actions des concurrents, sur l'évolution de la société en général –, et tâcher de vous faire percevoir comment j'en suis arrivé à la conviction que je viens de vous exprimer, il y a quelques minutes. Mais cela reste une conviction, et non pas une certitude. Donc je ne vous propose surtout pas de la prendre pour argent comptant, mais comme un axe qui peut structurer la réflexion sur le futur. »

Quel chemin personnel, il m'avait fallu pour avoir le « courage » de m'exprimer ainsi, pour affirmer que penser au futur, ce n'était nécessairement prévoir au sens classique du terme, et en tout cas, sûrement pas construire des prévisions de marché à coup de tableurs excel.

Quelques « anecdotes » :
- en 1998, j'ai eu à construire le business plan à 10 ans pour le projet d'un réseau 3G (appelé aussi réseau UMTS) pour un acteur en place. Dans cette étude, j'ai négligé un élément majeur : le Wifi. Pourquoi ? Pour une raison simple : personne n'en avait entendu parler, ou du moins personne au niveau management. En 98, la technologie n'avait pas émergé et n'était connue que des techniciens. Ce n'est que deux ans plus tard que l'on a commencé à en parler et à percevoir son impact. Or il a été majeur, car il a amputé le 3G d'une part importante du revenu envisagé.
- IBM avait-il prévu que ce sous-traitant, à qui il venait de confier le développement du système d'exploitation de son nouveau « personal computer », le fameux futur PC, allait devenir le tout puissant Microsoft ?
- Ce tout puissant Microsoft, comment, quelques années plus tard, a-t-il pu ne pas prévoir l'essor d'internet ? Il a su efficacement ensuite contrecarrer Netscape, mais de justesse.
- Et comment Microsoft a-t-il pu laisser grandir Google ?

Puis-je me permettre de vous poser une question simple et naïve : imaginez-vous à la tête de Microsoft à la fin des années 90. Est-ce que vous vous sentiriez menacé par ce petit groupe d'étudiants qui s'amusent à développer un moteur de recherche ? Est-ce que vous n'auriez pas le regard vissé sur les progrès de Linux ou Apple côté système d'exploitation, ou Mozilla pour les navigateurs internet ? Pour vous préoccuper de Google naissant, il faut d'abord que vous soyez au courant : pas facile de distinguer cette information au sein du brouhaha ambiant. Ensuite que vous perceviez combien cela allait simplifier la vie des internautes, au point que nombre d'entre eux se serviront de Google plutôt que taper l'adresse d'un site internet. Enfin, que vous compreniez que tout ceci allait devenir une machine à cash grâce aux revenus publicitaires.
Qu'en pensez-vous ? Vous auriez prévu la percée de Google ? Vraiment ? Moi pas.

Ainsi au bout de ce chemin personnel, je me suis trouvé arrivé à une conviction : l'incertitude n'était pas réductible, elle était inhérente à la vie des entreprises.

Alors apprenons à vivre avec. Je sais comme cela est dérangeant, pénible et perturbant. Moi aussi, j'aimerais bien pouvoir me reposer sur ces certitudes, sur des prévisions. Mais malheureusement, ce n'est pas possible.
Que faire ensuite ? Jeter à la poubelle toutes les études, toutes les réflexions ? Se contenter pour le fun d'aller voir des cartomanciennes qui vont tirer les stratégies à coup de tarot ?
Non, vraiment pas ! Je crois qu'il est possible de construire des réponses et d'apprendre à vivre avec l'incertitude.
C'est à cela que je me suis attaché…

Un message d'optimisme pour finir cet article : heureusement que l'incertitude est là, car c'est le meilleur garant de nos libertés individuelles et collectives. Oui l'incertitude est un facteur de risque, oui, elle est source de fatigue, mais oui, elle est le moteur de la création et de la vie : quel serait le plaisir de diriger une entreprise si cela pouvait se ramener à la résolution d'une équation ?

3 sept. 2009

ÊTRE RATIONNEL, EST-CE REFUSER L’INCERTITUDE ?

Sans incertitude, pas d'innovation et de création

Nous cherchons tous à prévoir : économistes, dirigeants, financiers, consultants, journalistes, politiques… Ce ne sont partout que prévisions de marché, anticipations, business plan… 

Et pourtant, tout nous montre que la réalité ne se plie pas à nos calculs : aussi rebelle que la météo, quand nous annonçons le soleil, c'est la pluie qui est au rendez-vous.

Si vous en doutez, pensez à la crise financière récente, ou encore à toutes les prévisions faites par des organismes de tous bords et tous pays.

Est-ce que ceci n'est que provisoire ? Est-ce simplement le résultat de l'imprécision des modèles et des calculs ? Ou encore d'intérêts cachés qui expliqueraient son erreur ?

Nous vivons collectivement dans cette certitude : plus nous allons avancer, plus l'incertitude diminuera. Et arrivera enfin ce temps tant attendu où nous saurons tout prévoir. Fini alors ce temps maudit où l'on ne savait pas le temps qu'il allait faire ! Plus besoin du « PPP », le « parapluie par précaution » : nous saurons avec certitude quand et où il va pleuvoir.

Mais réfléchissez et posez la question suivante : avez-vous vraiment envie de vous trouver dans un monde prévisible ? Quelle serait alors la place de l'innovation, de la création et de la liberté ? Et finalement de la vie même, c'est-à-dire de ce processus qui est précisément tissé d'innovation, de création et de liberté ? Et à quoi bon vivre et diriger si tout peut être prévu, puisqu'un bon ordinateur suffira ?

Heureusement – du moins de mon point de vue ! –, ce n'est pas prêt d'arriver, car nous nous trompons dans cette vision d'un monde dans lequel connaissance va de pair avec limitation de l'incertitude. 

Je crois en effet que l'incertitude est inhérente au processus même de la vie. Et donc manager une entreprise ce n'est pas lutter contre l'incertitude, mais apprendre à vivre avec et à en tirer parti.

Quatre questions à se poser :

- Être rationnel, est-ce refuser ce que les sciences nous apprennent et rester enfermé dans ses certitudes ou est-ce accepter même ce qui dérange ?

- Être rationnel, est-ce croire que l'on va arriver à prévoir ce qui va se passer ou est-ce accepter l'incertitude et apprendre à vivre avec ?

- Être rationnel, est-ce centrer son énergie sur la prévision d'un futur qui échappe ou est-ce vivre son présent pour renforcer sa capacité à résister à plus d'aléas ?

- Être rationnel, serait-ce alors de lâcher-prise pour ne plus se laisser enfermer dans des futurs imaginés ou voulus, et savoir saisir les opportunités qui accroissent sa résilience propre ?

2 sept. 2009

PEUT-ON SE LANCER SANS CONNAÎTRE TOUTES LES CONSÉQUENCES EVENTUELLES ?

Quand le petit Gutenberg réfléchit avant d'agir…

Vers 1420, à Mayence, petite ville d'Allemagne. Le petit Johannes n'était vraiment pas un enfant facile. Cet enfant de dix ans n'avait qu'une seule réelle passion : la lecture. Son aptitude à lire et écrire faisait d'ailleurs la fierté de ses parents, mais sa passion était dévorante. Il n'y avait jamais assez de parchemins à la maison ni de livres à lire.

On avait beau expliquer à Johannes que les livres coûtaient trop chers et étaient trop rares, il s'en moquait. Il avait l'habitude de répondre : « Quand je pense au nombre de gens qui ont des idées intéressantes et que je ne peux pas rencontrer, je ne peux pas croire qu'il y ait aussi peu de livres ! »

« Allez, cela va lui passer, dit sa mère. Tu vas voir. Bientôt il ne pensera plus qu'à développer nos affaires. Pense plutôt à préparer notre départ prochain pour Strasbourg. »

Son père rentra la tête dans ses épaules, fit un oui approximatif et sortit en direction de sa boutique. Sa mère retourna vers sa cuisine. Seul, restait Johannes dans la pièce.

Levant les yeux et regardant autour de lui, il vit qu'il était seul. Il attendit encore quelques minutes pour s'assurer que personne ne revenait, puis alla vers la bibliothèque. Il prit le troisième livre en haut à droite et en retira un papier.

Le papier était recouvert d'une écriture serrée et de nombreux dessins.

« Plus j'y pense, plus je trouve cela simple et évident, se dit-il. Je ne comprends pas pourquoi personne n'y a pensé avant moi. Pour qu'il y ait plus de livres disponibles, il faut faciliter la création d'un livre et sa reproduction. Or un livre, qu'est-ce que c'est ? Une succession de lettres sur des pages. Pour les lettres, cela fait longtemps que j'ai trouvé la solution, et ce grâce à mon père ! »

En effet, alors que Johannes n'avait que huit ans et affichait déjà son besoin monomaniaque de lire, son père, fatigué de le voir courir après tous les livres, dit à son propos : « Cet enfant ne fera rien plus tard s'il ne pense qu'à lire. Il aurait bien besoin d'avoir un peu plus de plomb dans la cervelle. »

Au départ Johannes fut vexé des propos de son père. Puis, une idée lui vint : « Le plomb, voilà l'idée, merci Papa ! ».

Pour ne pas alerter la famille et quand même tester son idée, il alla chercher ses soldats de plomb. Quelques sacrifices plus tard, les premières lettres en plomb étaient nées. Pour l'encre, Johannes prit un peu de son sang. Résultat probant.

Depuis lors, il avait parcouru un chemin important et son invention était au point : les lettres en plomb pour composer le texte, la presse pour faciliter l'impression. Même le papier avait été optimisé.

Mais ce dont Johannes était le plus fier était la qualité des prévisions qu'il avait faites. Il voyait clairement à quoi allait servir son invention, et ce qui allait se passer :

-    Abaissement du prix de revient d'un livre et possibilité de produire un grand nombre d'exemplaires,

-    Accès de la classe moyenne à la lecture, débouchant sur un accès plus large à l'éducation et à l'université

-    Émergence progressive de best-sellers qui allaient se diffuser mondialement,

-    Restructuration de la production de papier pour faire face à l'explosion de la demande,

-    Déstabilisation des monastères qui devraient trouver des activités de substitution face au déclin de la demande en manuscrits et enluminures,

-    Utilisation de cette technique pour produire en grande quantité des billets de banque, venant compléter les pièces de monnaie.

Il sentait toutefois qu'il devait encore travailler là-dessus. Il ne voulait pas se lancer tant qu'il ne sentirait pas complètement prêt et qu'il aurait l'impression de ne pas avoir tout prévu. Il n'avait que dix ans, donc le temps encore de réfléchir.

1 sept. 2009

SCOOP : LES SPAGHETTIS À LA CARBONARA SONT MEILLEURS EN ITALIE QU’EN THAILANDE

Chercher à retrouver ce que l'on vient de quitter

Assis à la terrasse du restaurant, je fais face au Mékong. Le restaurant en lui-même n'est pas exceptionnel, mais le lieu a un côté magique, je suis juste au fameux Triangle d'Or : devant moi à gauche, la Birmanie, et à droite le Laos. La lumière baisse lentement et se reflète dans les eaux boueuses.

Soudain, je suis tiré de ma rêverie par la conversation qui se tient à la table à côté :
« Vraiment ces spaghettis à la carbonara ne sont pas terribles, dit l'un en italien !
- Et les frites, non plus, complète son voisin.
- Oui, et question quantité : juste une petite assiette. »

Je les regarde du coin de l'œil. Dans les minutes qui suivent, ils vont continuer à se plaindre.
« Vraiment les pâtes, c'est autre chose chez nous, assène finalement celui qui avait commencé. »

Trois jours plus tard, je suis de retour à Chiang Mai. Chiang Mai est la seconde ville de Thaïlande, mais n'a pas grand-chose à voir avec Bangkok : avec ses 500 000 habitants, c'est une ville moyenne, calme et reposante. Située dans le Nord, elle est la base idéale pour rayonner tout autour.
Au détour d'une ruelle, je tombe sur un restaurant style taverne de Munich. Le comble, c'est la thaïlandaise en tenue munichoise (voir la photo ci-jointe). Vraiment exotique en plein Chiang Mai à proximité des étals du marché nocturne. Je jette un coup d'œil à l'intérieur du restaurant : uniquement des touristes attablés.

Des Italiens qui se plaignent de ne pas manger les pâtes comme chez eux, des touristes qui se réfugient le temps d'un dîner dans une Allemagne reconstruite. En voilà qui ne lâchent pas prise et restent prisonniers de leurs habitudes.

Comment avoir la moindre chance de comprendre un pays si l'on ne fait qu'y rechercher ce que l'on vient de quitter ? Comment sentir ce qui se passe sans d'abord faire le vide ? Comment découvrir quoique ce soit ?

Décidément, nous avons besoin de repères, de certitudes. Le plongeon dans l'inconnu et la découverte ne sont pas naturels…

31 août 2009

APPRENDRE À NE PAS LUTTER CONTRE L’INCERTITUDE MAIS À CONSTRUIRE AVEC ELLE

Du « Neuromanagement » au « Lâcher-Prise »

Voilà le temps de la rentrée. Tous les média - télévision, radios, journaux, … - rivalisent de nouvelles formules, nouvelles maquettes ou nouvelles émissions.

J'ai pensé que, moi aussi, il était temps de changer quelque chose à mon blog né il y a maintenant un an. Alors j'ai changé… le titre. Ce n'est apparemment pas un grand changement et sa mise en œuvre a été rapide : facile de faire passer le titre de « Neuromanagement » à « Lâcher-prise pour diriger », et le sous-titre de « Pour tirer parti des inconscients de l'entreprise » à « Savoir tirer parti de l'incertitude ».

Mais ce changement n'est pas simplement affaire de circonstance, il exprime une évolution de mes réflexions et de mon blog.

Né fin septembre 2008, à l'occasion de la sortie alors imminente de mon premier livre « Neuromanagement », il s'est trouvé logiquement centré sur la thématique de mon livre : en quoi, comme pour un individu, une entreprise est largement mue par des processus inconscients, et pourquoi on ne peut pas être efficace sans eux. Une phrase résumait assez bien mon point de vue d'alors : « être irrationnel, c'est nier l'importance des processus inconscients ; être rationnel, c'est apprendre à en tirer parti. »

Progressivement, au fil des mois, et singulièrement depuis le printemps, j'ai élargi le champ de mes réflexions et me suis progressivement intéressé à la problématique de l'incertitude. J'ai voulu creuser deux pans de cette problématique :

  • L'incertitude est-elle la marque de l'incomplétude de nos savoirs ou est-elle une partie irréductible du fonctionnement de notre univers ?
  • Si elle est irréductible, si elle est un des constituants de notre monde, comment alors manager sans lutter contre elle, mais en en tirant parti.
Ces réflexions ont commencé à se traduire dans bon nombre de mes articles sur ce blog. L'été a été propice à une cristallisation : l'énergie vitale de la jungle thaïlandaise et la force tranquille du Mékong m'ont apporté une aide précieuse (ces trois photos vous en donneront une idée...). Me voici de retour avec un nouveau livre déjà fort avancé et un plan structuré. Les semaines qui viennent vont être consacrées à la finalisation de l'écriture. L'objectif est une parution au cours du premier trimestre 2010.

D'ici-là, je vais maintenir ce blog aussi actif qu'avant l'été, c'est-à-dire un article par jour en semaine. Ces articles vont vous donner un avant-goût de mon livre et me serviront aussi à chercher à susciter des réactions pour m'aider dans ma rédaction finale. Je ferai aussi quelques billets d'humeur ou d'humour au hasard de mes rencontres.

Voilà donc pourquoi ce changement de titre. Il correspond au titre de mon prochain livre et exprime l'idée que, face à l'incertitude et aux aléas, il faut apprendre à lâcher-prise pour ne pas se laisser emporter par les courants et pour arriver à se diriger.

Je ne recommande pas face à l'incertitude de renoncer à toute action, à tout projet. Bien au contraire.

Je ne pense pas non plus que la solution puisse être dans le recours à des cartomanciennes ou à des lectures dans des marcs de café.

Non, des voies sérieuses sont possibles. Voilà, ce dont je vais vous parler à partir de maintenant : pourquoi lutter contre l'incertitude c'est inefficace, car c'est lutter contre la logique de notre monde ; comment s'appuyer sur elle pour construire des stratégies efficaces et résilientes.

27 août 2009

CIEL, NOUS NE SOMMES PLUS SEULS !

Histoire de caverne (Saison 2 – Épisode 10)

Tout avait été réglé entre Johnny et moi. Nos affaires prospéraient et celles de Jojo et Paulo
aussi. Le grand cartel fonctionnait à merveille.
C'est Damien qu'il la rencontra le premier. Il était parti pour une livraison tout au Nord, tout au bout du monde. Au-delà du bout du monde, il ne pouvait pas y avoir quoique ce soit. Ce bout du monde, c'était la ligne de montagnes, là où le soleil se cachait tous les soirs pour dormir. Chaque matin, un nouveau soleil sortait à l'autre bout du monde, celui qui était limité par l'eau. Personne n'y avait jamais rien compris, même pas le Devin ou le Magicien. Mais il y avait plein de choses que l'on ne comprenait pas.
Alors…
Donc à l'issue d'une tournée tout au Nord, Damien vit l'invraisemblable, l'impossible : une femme arrivant du Nord, c'est-à-dire venant d'au-delà du bout du monde. Elle ressemblait aux femmes de chez nous. Un peu plus grande peut-être, plus sure d'elle-même certainement, fatiguée enfin par le voyage, mais apparemment normale. Une femme quoi ! Et qui venait d'ailleurs. Et qui n'était pas seule : elle était à la tête d'un groupe composé de 5 hommes.
La surprise de Damien ne s'arrêta pas là : la femme et les cinq hommes étaient assis sur des planchers en bois reposant sur des arbres dotés de roues – jusque là rien du classique – mais tiré par d'étranges animaux. Ils étaient beaucoup plus petits que les mammouths, mais semblaient plus rapides et surtout beaucoup plus agiles. Ils arrivaient à avancer sur le chemin, là où un mammouth n'aurait jamais pu passer.

Elle le regarda avec un sourire, ne semblant pas, elle, surprise de la rencontre.
« Mignon, ce petit, dit-elle en se retournant vers ses compagnons. J'en ferai bien mon quatre heures ! »
Tout le groupe éclata de rire.
N'ayant absolument pas l'intention de savoir de quel « quatre heures » , elle parlait, Damien prit ses jambes à son cou, ou, plus exactement, sauta sur son plancher à roues, donna une tape à son mammouth et s'enfuit sans demander son reste.
Deux jours plus tard – un record toujours jamais égalé -, il arrivait à la caverne de son père Hector.
« J'ai vu une femme, hurla-t-il !
- Oui, moi aussi. Jeannette vient de passer me voir tout à l'heure.
- Non pas une femme comme cela. Une femme qui vient d'au-delà du bout du monde.
- Une femme d'au-delà du bout du monde ? Tu as eu un accident de mammouth en venant me voir, mon fils ? »
Alors que Damien allait répondre à son père, la femme arriva à son tour, toujours avec ses cinq compagnons.
Elle regarda Damien
« Alors, jeune homme, on a peur de moi, dit-elle en souriant ».
Puis se tournant vers son père :
« Bonjour, je m'appelle Jordana. Je représente le peuple de l'autre côté. Je viens ouvrir un comptoir commercial.
- Un comptoir commercial, bafouilla Hector qui encore sous le coup de la surprise omit de se présenter. Mais de quoi s'agit-il ?
- Je viens vous vendre des produits de chez nous et voir ce que nous pourrions acheter localement. »
En disant cela, elle montra à Hector tous les produits accumulés sur le plancher à roues.
C'est ainsi que nous apprîmes que le monde ne s'arrêtait pas à la ligne de montagnes et que des femmes pouvaient diriger des affaires.
Et subsidiairement, le marché local fut envahi de produits nouveaux et moins chers.
Le cartel local que Johnny, Jojo, Paulo et moi avions eu tant de mal à construire, voyait apparaître un concurrent venu de l'au-delà. Nos profits allaient en pâtir, mais les habitants des cavernes allaient voir leur pouvoir d'achat augmenter.
Le temps de la mondialisation avait commencé.

(Fin de la saison 2)


24 août 2009

LE TEMPS DES CARTELS A SONNÉ

Histoire de caverne (Saison 2 – Épisode 9)

La guerre entre mon inventivité financière et la créativité produit de Johnny faisait rage. Résultat : nous commencions tous deux à perdre de l'argent.

« Tu ne crois pas que vous êtes un peu tombés sur la tête tous les deux, non, me dit Jojo.
- Moi, non, répondis-je. Mais lui oui ! Il ne voit pas qu'il ne gagnera pas et que je suis plus fort que lui.
- Bien sûr, bien sûr. Lui est stupide et toi tu es intelligent. Rappelle-moi combien tu as gagné le mois dernier ?
- Arrête avec tes questions idiotes !
- Oui, idiotes. J'ai fait une petite prévision avec Paulo. Au fait, sais-tu que l'on s'entend maintenant très bien tous les deux ? Très complémentaires, nos deux approches. Son côté « mathématiques » – lui seul sait ce que cela veut dire, mais c'est tellement professionnel comme expression et rassurant ! – et mon style plus intuitif font un cocktail parfait. Nous venons d'ailleurs de fusionner nos affaires. Nous travaillons sous une marque commune : « Prévoir et savoir ». Donc, nous avons une simulation sur l'évolution de vos affaires de roues, disques, assurances et billes. Au rythme où cela évolue, nous pensons que vous serez à bout de ressources l'un et l'autre dans six mois. Et tu sais quelle est l'ironie de la situation ?
- Non, mais tu vas me le dire, je suppose.
- Vous allez être à court de ressources exactement le même jour. Vous allez être contents : ni gagnant, ni perdant. Ou plutôt deux perdants ! »
Il me regardait avec un sourire exaspérant… mais je savais qu'il avait raison. Cela ne pouvait plus durer.


« Et tu proposes quoi, lui demandai-je ?
- Moi, rien. Ce n'est pas moi qui ai un problème.
- Arrête ! Je te connais. Si tu as commencé un sermon pareil, c'est que tu avais une idée en tête.
- Si tu y tiens. Oui, peut-être.
- Et alors ? Tu veux vraiment te faire prier ?
- Oui, j'aime assez !
- Alors, Monsieur le Devin, s'il vous plaît, quelle est votre idée ?
- Facile. Vous enterrez la hache de guerre. Toi, tu te centres sur ce que tu sais le mieux faire : la finance. Lui, sur l'innovation et la fabrication. Et vous mettez en commun votre double réseau de pierres d'affichage, ce qui permettra une optimisation, vu tous les doublons d'implantation. »
Facile à dire et apparemment logique. Mais cela revenait à accepter de partager…
« De toute façon, continua-t-il comme s'il avait perçu mes pensées, si vous ne partagez pas, il ne vous restera plus rien. Et si vous vous entendez, chacun y gagnera encore davantage. Regarde-moi avec le Magicien. Si nous avions continué à nous battre où en serions-nous ? Alors qu'ensemble, nous sommes plus forts que jamais. »
Il avait raison. Mais je n'étais pas prêt à faire le premier pas… et Johnny non plus. Sans issue, donc.
« Si tu veux, finit-il, je peux en parler à Johnny. J'ai gardé une très bonne relation avec lui. Je comprends qu'il ne faut qu'aucun de vous deux ne perde la face. Je peux voir si de son côté, il est ouvert à une pareille solution. Si oui, je peux finaliser un accord. Vous n'aurez même pas à vous rencontrer avant la signature. Bien sûr ma société P&S - « Prévoir et savoir » - prendra une modeste commission sur vos revenus futurs. Mais uniquement sur la progression du chiffre d'affaires. Donc si cela ne donne rien, cela ne vous coûtera rien. »
Et il fut fait ainsi. Jojo sut persuader Johnny et, quinze plus tard, nous avions signé l'accord historique entre Johnny et moi. Au passage P&S devenait actionnaire de la filiale commune qui regroupait le journal et le réseau d'affichage publicitaire. Comme cette filiale se trouvait au milieu de notre relation, nous l'avons appelé « Média Group ».
La guerre ayant cessé, nous avons pu redresser les prix, synchroniser nos actions, se servir du journal comme outil de promotion commun. Les profits étaient de retour et à des niveaux jamais atteints. P&S se développait en multipliant les missions de conseil auprès de toutes les personnes ayant des différents. Media Group avait rationaliser son réseau et venait de lancer une nouvelle édition visant les enfants.
Tout était vraiment parfait… sauf pour les habitants des cavernes qui n'avaient plus d'autres choix que payer chaque jour un peu plus cher.
Jusqu'à ce qu'un jour, apparaisse une nouvelle offre. Tout a commencé avec l'apparition de la belle Jordana…

(à suivre)


20 août 2009

LA GUERRE ENTRE FINANCE ET INDUSTRIE FAIT RAGE

Histoire de caverne (Saison 2 – Épisode 8)

Grâce à mon offre d'assurance et au lancement du premier journal « Ici, la Caverne », j'étais redevenu l'homme le puissant. Enfin !


« On ne va quand même se laisser faire comme cela, commença Johnny. J'en ai plus qu'assez de cette domination de Bob et ses billes.
- Oui, moi aussi. Mais avec son assurance et son « Ici, la Caverne », je ne vois pas bien ce que l'on peut faire. Maintenant, si je dis un mot de travers ou émets une idée qui ne lui plaît pas, j'ai droit à un article disant que l'air des cavernes du Nord est malsain.
- Écoute, tu fais comme tu veux. Mais moi, je suis décidé à me battre.
- Comment ?
- En utilisant ma seule arme réelle : mon imagination et ma créativité. Moi, je ne suis pas un financier comme Bob qui vit du travail des autres ; moi, je crée vraiment de la valeur ! »
Jacques le regarda sans bien comprendre ce qu'il voulait dire par « création de la valeur ». Encore une de ses expressions que personne ne comprend. Mais, bon ! Il aimait bien Johnny et il fallait reconnaître que, question idées, il se posait là.
« Alors, c'est quoi ton idée du jour ?
- En fait, c'est déjà lancé et tu verras le début de réalisation la semaine prochaine. D'ici là, désolé, je préfère rester discret… même avec toi !
- Comme tu voudras… »
Quelques jours plus tard, tout le monde ne parlait effectivement que des nouvelles roues de Johnny. Il venait de lancer une gamme complète qui révolutionnait le monde de la roue – il y avait déjà eu quelques copies sur le marché : Johnny avait repensé l'arbre. Il avait trouvé une nouvelle essence qui alliait robustesse, souplesse et légèreté. Un vrai miracle. Résultat : il garantissait une division par un facteur 10 du risque de rupture d'arbre.
Pour asseoir ce lancement, Johnny avait à son tour acheté toute une série de murs en pierre réparti parmis toutes les cavernes. Pour choisir, il avait fait simple : chacun se trouvait à proximité des murs de « Ici, la caverne ». Et sur ses murs, Johnny avait fait graver en gros : « Avec un arbre qui ne casse plus, pourquoi s'assurer ? »

Comme en plus pour le lancement, il n'avait pas augmenté ses prix, ce fut la ruée sur ces nouveaux arbres. Bien sûr, ces acquisitions ne pouvaient se faire qu'en payant avec des disques.
La riposte ne se fit pas attendre : la semaine suivante, Ici la Caverne titrait : « La vérité sur les nouvelles roues : elles cassent autant que les anciennes. Notre dossier réalisé conjointement par le Magicien et le Devin ».
Les ventes chutèrent. Alors Johnny baissa ses prix de 20% et améliora encore la technique des arbres.
L'édition suivante titra : « La baisse des prix récente montre que ces roues ne sont pas fiables. Lisez notre essai : une semaine avec les nouvelles roues ».
Johnny se lança alors dans une succession d'innovations toutes plus révolutionnaires les unes que les autres et répondant chacune à une attente spécifique. Tout le monde se rappelle des plus significatives. Citons :
- Les roues recouvertes de peintures rupestres pour les familles privilégiant l'esthétique : d'abord équipées d'une décoration standard, elles ont ensuite évolué et on a pu alors demander une personnalisation des peintures.
- Les doubles arbres en tête : ils permettaient de continuer en cas de rupture du premier arbre, le second venant alors se loger automatiquement dans le logement du précédent. Ils étaient destinés à ceux qui privilégiaient la sécurité ou qui avaient à utiliser des chemins en très mauvais état.
- Les roues carrées pour monter sur le chemin de la montagne : cette innovation ne dura pas car elle correspondait à un marché trop étroit.
- L'invention du pédalier et de la chaîne : cette innovation était de loin la plus technique. Il s'agissait de la mise en place d'un système de roues multiples et de tailles différentes, reliées par un collier composé d'os extraits de la colonne vertébrale d'un jeune mammouth. Grâce à un mécanisme astucieux, on pouvait ainsi mettre en mouvement tout l'ensemble en appuyant soi-même sur des pierres plates – appelées pédales – et situées au milieu du plancher.
Chacune de ces innovations relançait les ventes de Johnny. A chaque fois, Bob contrattaquait grâce à son journal et en abaissant le prix de ses assurances – assurances qui étaient maintenant elles aussi segmentées.
Résultat le profit de chacun baissait. Pour finir, les deux perdaient de l'argent. Cette guerre était suicidaire, cela ne pouvait plus durer…

(à suivre)




17 août 2009

LE LANCEMENT DE « ICI, LA CAVERNE »

Histoire de caverne (Saison 2 – Épisode 7)

Avec l'aide de Paulo, le nouveau magicien, j'ai pu « calculer » le nombre de roues qui allaient casser : je me suis lancé dans l'assurance

« Vraiment pas facile de lancer un nouveau concept, dis-je à mon fils Thomas. Personne n'a l'air de s'intéresser à mon offre d'assurance. A part bien sûr ceux qui conduisent comme des fous. Du coup, je ne récupère que les mauvais risques et le montant payé pour la prime est insuffisant. Si cela continue comme cela, nous courrons à la catastrophe. Il faudrait toucher plus largement tous les clients potentiels. Comment faire ?
- Il faudrait pouvoir leur expliquer ton idée et sans avoir besoin de tous les rencontrer.
- Oui, mais je ne vois pas comment. En plus le Devin est vexé comme un pou que j'ai pu faire appel à Paulo. Il se répand maintenant en disant que cette idée d'assurance est un leurre, que les billes, ce n'est plus aussi sûr, et que finalement, les disques avec les roues, c'est une affaire qui roule. Dans sa note de conjoncture de la semaine dernière, il a même été jusqu'à prévoir une baisse de la valeur des billes face aux disques. Tout va bien quoi.
- Heureusement que sa note de conjoncture est uniquement gravée sur la falaise en pierre en face de sa caverne. Finalement, il n'y a pas tant de monde qu'il la lit.
- Oui, imagine qu'elle soit gravée à un endroit où tout le monde passe se serait une catastrophe. »
L'œil de Thomas s'alluma alors brutalement. Il se leva et dit presque en criant :


« Mais voilà la solution ! Tout d'abord nous achetons un peu partout des murs en pierre – de préférence des pierres tendres faciles à graver –et couvrant toutes les zones de cavernes. Ensuite nous embauchons une équipe de graveurs. Ce sera facile : il y a plein de jeunes qui sont tellement fous de cette mode de l'écriture qu'ils ne savent plus chasser. Enfin chaque semaine, nous gravons partout les dernières informations sur ce qui vient de se passer.
- Oui, mais cela suppose que nous sachions ce qui vient de se passer.
- Certes, mais nous pourrons demander à notre équipe de graveurs de se renseigner aussi sur ce qui se passe. Et puis, personne ne sait réellement ce qui se passe. Donc on doit pouvoir inventer un peu sans grand risque. Et dans tout cela, on pourra faire passer nos idées. Écrire que Paulo se trompe moins souvent que le Devin. Que les arbres de roue cassent plus souvent qu'on ne le dit. Raconter comment la famille X a tout perdu suite à une rupture d'arbre de roue. Parler de notre assurance…
- Pas bête du tout. Et tu crois que cela va intéresser les gens ? Tu crois vraiment qu'ils vont venir lire tout cela ?
- Je n'en suis pas sûr, mais, oui, je crois. De toute façon, nous n'allons pas rester les bras croisés à regarder notre perte arriver, non, Papa ?
- Tu as raison, nous n'avons pas grand-chose à perdre. Ce serait bien de trouver un nom à ces murs gravés. Cela aide toujours au succès d'une idée, un bon nom.
- Pas d'idée.
- Pas grave, démarrons comme cela. »

Après examen, le projet était plus compliqué à mettre en œuvre que prévu : les cavernes couvraient maintenant une zone de plus en plus étendue, et il fallait bien compter cinq jours de marche du Nord au Sud et sept en largeur pour toutes les atteindre. Résultat, si l'on voulait une couverture suffisante, il nous fallait environ une cinquantaine de murs. Allait ensuite se poser le problème de l'équipe de graveurs et du temps pour graver chaque mise à jour. Si on établissait bien le centre des opérations au milieu des cavernes, il allait falloir environ trois à quatre jours pour atteindre les zones les plus éloignées. Soit une semaine pour aller et revenir.
Si l'on tenait compte du temps pour graver le nouveau journal, plus celle de recueillir des informations pour construire l'édition suivante et enfin le temps de concevoir la nouvelle édition, il était impossible de prévoir plus de deux éditions par mois. Afin de garder de la sécurité et de pouvoir améliorer dans un deuxième temps, nous avons décidé de ne lancer qu'une édition par mois.

Six mois après avoir trouvé l'idée, tout était en place : nous avions acheté les 50 emplacements, nous avions une équipe de 15 graveurs, nous avions rédigé la première édition. Elle avait un titre simple : « Encore un accident d'arbre de roue ! Le petit Arthur échappe de peu à la mort. Cela ne peut plus durer ! »
Une semaine plus tard, notre nouveau concept d'assurance décollait.
La deuxième édition titrait : « Sauvé par une assurance, la famille Magnon évite la faillite. »
Le concept explosa. Ce fut la ruée. Tout le monde en voulait.
La troisième édition titra : « Une nouvelle façon de penser au futur : Paulo nous explique comment calculer. »

Le Devin vint alors me trouver.
« Tu sais, je ne t'en veux pas pour avoir fait appel à Paulo. Je comprends, à ta place, j'aurais fait pareil. Je te propose que nous fassions la paix. Au fait, est-ce que, dans la prochaine édition de ton journal, tu ne pourrais pas dire deux mots au sujet de ma nouvelle approche de la prédiction : j'ai inventé une nouvelle approche de l'éviscération des poulets et la lecture dans la fumée par grand vent.
- Mais bien sûr, le Devin.
- Allons, appelle-moi Jojo. Au fait, ton journal, pourquoi tu ne l’appellerais pas « Ici, la Caverne » ? »
J'exultais. Je gagnais à nouveau. Johnny allait devoir aussi passer par mes conditions…

(à suivre)


14 août 2009

ET SI J’ « ASSURAIS » LES ROUES ?

Histoire de caverne (Saison 2 – Épisode 6)

Johnny développe avec succès son offre roue-disque. Mais de nombreuses roues cassent, ou plutôt l'arbre qui les réunit. Comment tirer parti de ce problème ?

Pour aller en avant dans mon idée, j'avais besoin de deux choses : d'abord plus d'information sur le nombre d'arbres de roues qui cassaient ; il faudrait aussi rencontrer Paulo, le nouveau magicien, celui qui savait faire parler le futur encore mieux que Jojo, le Devin.
Pour le premier, c'était facile, Thomas allait s'en charger. Pour le deuxième, cela allait être plus compliqué, car je ne connaissais pas ce Paulo, et il ne fallait pas me mettre à dos le Devin.
Quelques jours plus tard, Thomas était de retour, les poches pleines de pierres plates, toutes striées en de multiples endroits.
« Alors, lui dis-je ?
- Attends, il faut d'abord que je sorte toutes mes pierres.
- Quoi ? Tu as besoin de pierres pour parler maintenant ?
- Pour parler, non. Mais pour prendre des notes et te dire précisément combien d'arbres ont cassé, oui.
- C'est quoi ce charabia ?
- Facile, regarde. C'est une nouvelle méthode mise au point par Paulo, le nouveau magicien.
- Celui que je vais aller voir dès que tu m'auras donné tous les éléments que j'attends ?
- Oui, lui-même. Le principe est super simple. A chaque trait vertical correspond un arbre qui a cassé ; à chaque trait horizontal, un arbre qui n'a pas cassé. Chaque pierre représente une zone de cavernes. Par contre, je ne sais plus quelle pierre correspond à quelle zone. Je n'ai pas fait de signe distinctif et maintenant, elles sont toutes mélangées.
- Pas grave. Je ne m'intéresse pas à la répartition des accidents, mais juste au nombre. C'est astucieux ce système de traits. Donne-moi toutes les pierres et je vais aller voir Paulo. »

J'ai toujours été du genre pressé. Une heure plus tard, j'étais devant la caverne de Paulo. A ma grande surprise, tous les murs étaient couverts de traits dans tous les sens. Au moment de mon arrivée, un grand homme barbu, certainement Paulo lui-même, était en train d'en rajouter quelques-uns de plus.
Mais que faisait-il ?
« Je calcule, si vous voulez savoir, dit-il en se tournant vers moi comme s'il avait deviné mon interrogation.
- Calculer ? Qu'est ce que cela veut dire ?
- Pas facile à expliquer. Disons que je sais jouer avec des traits qui représentent des nombres pour prévoir le futur. J'ai inventé un mot pour cela : je fais des prévisions mathématiques. Ce mot « mathématiques » ne veut rien dire, mais je trouve que cela sonne bien. Qu'est-ce qui amène le puissant roi des billes à venir s'intéresser au sort d'un modeste magicien ? Le Devin et ses notes de conjoncture ne vous suffisent-elles plus ?
- Si bien sûr, répondis-je, gêné par le caractère direct de son propos. Mais je fais face à une situation compliquée pour laquelle votre nouvelle approche m'a semblé plus appropriée.
- Ah oui ?
- Voilà. Vous avez certainement été au courant du développement des roues de Johnny. J'en vois d'ailleurs une le long de votre caverne. J'ai appris que régulièrement des arbres qui les soutiennent cassaient. Mon fils Thomas a, en suivant votre méthode, noté sur ces pierres combien de fois cela arrivait. J'aimerais à partir de ces informations vous me fassiez une prévision du nombre d'arbres qui devraient casser dans l'année qui vient, ainsi que du nombre de roues qui devraient être mises en circulation. Je paierai ce qu'il faut.
- Facile ! »
Il se mit alors à regarder toutes les pierres, puis se lança dans ce qu'il appelait un calcul, c'est–à-dire qu'il se mit à tracer de nouveaux traits dans tous les sens sur les murs de sa caverne. Au bout de dix minutes, il s'arrêta :
« Voilà le résultat. Le nombre de roues va progresser dans les 12 mois qui viennent au rythme de + 10% par mois, avec une incertitude de +/- 2,5 %. Le pourcentage d'accident est actuellement de 9,7%. Il va diminuer chaque mois de 5%, ce pendant 6 mois, puis se stabilisera. Content ?
Je le regardais, estomaqué par tant de prévision.
« Vous êtes sûr de ce que vous avancez, lui demandai-je ?
- Vous me prenez pour un charlatan, me répondit-il avec un regard courroucé.
- Non, bien sûr. Mais moi, je vais risquer mes billes à partir de ces nombres.
- Comment cela ?
- Je vais m'engager à garantir tout achat de roue sous réserve qu'il me soit réglé en billes et moyennant une prime qui couvrira mon risque. Je vais me servir de votre prévision pour calculer cette prime. C'est Thomas qui le fera. Comme la prime sera répartie sur plusieurs personnes, cela revient à créer une forme de solidarité entre tous les acheteurs de roue : ceux qui n'ont pas d'accident participeront au remboursement de ceux qui cassent… Une solidarité sur laquelle je prélèverais une petite commission. Il faut bien que je vive et que je paie vos prévisions. »
C'était mon idée.
« Vous ne manquez pas d'assurance, me dit Paulo.
- Mais vous venez de trouver un excellent nom pour mon idée : je vais l'appeler « l'assurance ». Et ainsi nous aurons face à l'offre intégrée de Johnny disque-roue, une offre intégrée bille-assurance. »
Une nouvelle bataille allait pouvoir commencer !
(à suivre)


10 août 2009

DES ROUES QUI SE DÉVELOPPENT, MAIS CASSENT…

Histoire de caverne (Saison 2 – Épisode 5)

Johnny vient d'apporter une révolution majeure avec la première offre intégrée « roue-disque », ou l'intégration industrie-finance. Comment puis-je résister avec mes seuls disques ?
« Ne perdons pas notre calme et analysons la situation froidement, me dis-je à moi-même. Certes, Johnny est très astucieux et son offre est plus que maline. Mais il ne s'attaque – au moins pour l'instant – qu'à ceux pour lesquels le déplacement de charges lourdes est important, ou à ceux qui sont fous de nouveauté – comme Jojo –. Pour le reste, mon offre de billes reste la plus attractive. »
Mes billes inspiraient confiance, nous avions assez travaillé là-dessus avec Jojo : les disques, c'était l'aventure ; les billes, la sécurité. Et, au moment de placer le résultat de sa dernière chasse de mammouths ou de préparer une cagnotte pour sa fille, c'était l'essentiel.
Et puis j'étais le plus grand possesseur de disques. J'avais tiré la leçon de ce qui s'était passé quand Johnny avait failli me déstabiliser à partir de son stock de billes (voir épisode 6 de la saison 1). Donc si jamais les disques en venaient à reprendre de la valeur, je serai le premier bénéficiaire.
Oui, mais je n'aimais pas cela. Cette montée en puissance de Johnny était trop rapide. Je ne pouvais pas le laisser prendre pied ainsi. Il allait falloir l'arrêter tout de suite avant qu'il ne soit trop tard.
Il me fallait pour cela plus d'informations sur ces roues. Hector, il fallait que j'aille le revoir et parler à son fils.

Quelques minutes plus tard, j'étais de retour chez Hector. Coup de chance, Damien, son fils venait d'arriver :
« Cela te plait ton travail chez Johnny, lui dis-je ?
- Oui, j'aime bien, me répondit Damien. Je vois du pays, je suis dans une activité technologique et je suis bien payé. Qu'est-ce que je pourrais demander de plus.
- Il doit bien y avoir des problèmes quand même. Je n'arrive pas à croire qu'une révolution pareille se passe sans aucune difficulté. Dis-moi en un peu plus sur ces roues.
- Non, je ne peux pas. Je suis vraiment désolé. J'ai signé une clause de confidentialité en prenant mon travail. Vraiment, je ne peux rien te dire. »
Furieux, je regardais Damien, puis Hector. Un mur face à moi. Inutile d'espérer lui en faire dire plus. Je finissais rapidement mon verre et sortis en maugréant.
« Il faut que je trouve un moyen d'en savoir plus, pensai-je. Thomas, mon fils, est un ami de Damien. Peut-être que lui obtiendra plus. »
Thomas avait bien grandi depuis qu'il s'amusait à jouer avec mes pierres sans en comprendre leur valeur. Il occupait maintenant un poste clé dans mon organisation : il était responsable de notre stock de billes et intervenait pour en acheter ou en revendre et réguler ainsi le marché des billes.
« Thomas, j'ai besoin de toi. Il faut que tu fasses parler Damien. Trouve-moi le point faible des roues.
- Facile, si tu m'autorise à lâcher quelques billes à Damien. Il est toujours à cours de pierres.
- Pas de problème »
Deux jours plus tard, je vis Thomas arriver avec un grand sourire.
« Cela m'a coûté une bonne cuite, mais j'ai ta réponse. Il y a bien un point faible, mais je ne sais pas ce que tu vas pouvoir en faire.
- Ça, c'est mon problème. Dis-moi ce que tu as trouvé.
- Eh, bien, fréquemment, les axes – c'est comme cela que Johnny appelle les morceaux de bois qui relient les roues en pierre – cassent. Et l'autre jour, c'est arrivé alors que Damien avançait à fond de mammouth. Résultat la table en pierre qu'il devait livrer est tombée et s'est cassée. Et il paraît que pas mal de clients commencent à se plaindre, qu'ils soient utilisateurs des services de livraison express ou qu'ils aient acheté des roues. Voilà, ce que j'ai trouvé.
- Merci, Thomas. »
Je n'ai rien dit de plus, mais je ne voyais pas bien quoi en faire. Comment tirer parti du fait que les axes cassent ? Tout le monde le savait, et même si des clients râlaient, cela ne les empêchait de revenir. Alors ?
Ils revenaient, mais ils avaient perdu des pierres – disques ou billes, peu importait –, et cela me faisait de la peine. Pour eux et pour moi. Je n'aimais pas voir gaspiller de l'argent comme cela.
A minimum, il faudrait qu'ils n'aient pas tout perdu. Mais cela s'était impossible.
D'un seul coup, j'eus une idée : « Ils vont tout perdre, pensai-je, sauf si … »

(à suivre)

7 août 2009

UNE ROUE QUI NE PASSAIT PAS…

Histoire de caverne (Saison 2 – Épisode 4)

Johnny venait d'inventer la roue et transformer ses disques en une arme de guerre contre mes billes : la guerre de l'industrie contre la finance allait-elle avoir lieu ?

« Rappelle-moi, que dit ta dernière note de conjoncture, Jojo, lui demandai-je ?
- Une fois plus, ne m'appelle pas Jojo quand nous sommes dans un lieu public. Même pour toi, je suis le Devin ! »
Je jetais un coup d'œil autour de moi. Personne à cette heure-là à la taverne du lac. Il exagérait, Jojo.

« OK, MONSIEUR LE DEVIN, quelles sont vos dernières prévisions ?
- Rien de bien nouveau. Une légère tension sur le cours des billes, due à un accroissement tendanciel de la demande, en liaison avec les pluies de la semaine dernière et la reprise probable de l'offre en mammouth liée à la nouvelle saison de chasse. La routine, quoi. Ah si, une nouveauté.- Laquelle ?
- Le disque va avoir une nouvelle décote, me dit-il en éclatant de rire »
Je souris à la nouvelle, et surtout en pensant à la tête de Johnny. Il allait falloir que je passe une semaine de repos dans une des cavernes du lac, pour voir aussi la tête de Jacques. J'avais entendu dire que son affaire de nouvelles cavernes dans le Nord ne s'annonçait pas si facile. Peut-être une occasion de le retourner à mon profit.
A ce moment, un crissement infernal envahit tout mon horizon sonore et un objet bizarre apparut. Comment le décrire ? Je n'avais jamais vu quoique soit de tel.
Commençons par le haut. Là rien d'anormal, à part la quantité. Il s'agissait de plusieurs tables en pierre – j'en comptais au moins quatre –, surmontées d'un menhir.
Au milieu, commençait l'étrangeté. On aurait dit comme des arbres aplatis. Comme si des mammouths avaient joué à sauter sur des troncs jusqu'à en faire des galettes. C'était tout plat et formait comme un sol. Un sol, oui, mais en l'air et fait de bois. Incroyable !
Et dessous ? Comment dire ? Cela ressemblait à quatre disques de pierre reliés par des arbres, mais des disques énormes. Rien à voir avec les disques de Johnny. Ou alors si, mais des disques qui auraient mangé trop de soupe, grandi trop vite.
Et le tout roulait sans problème tiré par un mammouth, conduit par le fils d'Hector. Que faisait à la tête de cet équipage le fils de mon ami Hector ? Il fallait que j'aille lui demander.

Hector était aujourd'hui à la retraite et passait le plus clair de son temps au frais dans sa caverne, celle que je lui avais décoré (voir épisode 1). Je l'y trouvais.
« Oui, mon fils a un nouveau travail, me dit-il. Il est employé par Jacques pour acheminer les fournitures nécessaires à ses nouvelles cavernes au Nord.
- Mais je croyais qu'il n'avait pas les fonds nécessaires. Et puis, elles sont beaucoup trop loin ces cavernes.
- Pour les fonds, il n'a pas de problèmes. Il s'est associé avec Johnny qui roule sur le succès grâce à ces disques. Et ce n'est pas simplement une expression puisqu'il a transformé ses disques en roues !
- Des roues ? C'est quoi cette nouvelle invention ?
- De grands disques reliés par des tiges en bois et qui permettent de tout déplacer plus facilement. Tout le monde en veut maintenant. Johnny n'arrive même pas à en fabriquer assez. Il peut demander le prix qu'il veut, en billes… ou en disques. Mais il a une préférence bien sûr pour les disques…
- C'est ce que j'ai vu passer tout à l'heure conduit par ton fils.
- Oui, et cela permet de relier les nouvelles cavernes Nord facilement. Et toi, tes billes, cela se passe comment ? »
Je vis comme un sourire de commisération à sa bouche quand il disait cela.
« Bien, bien. Tout va bien. Cela… – j'allais dire « roule », mais j'ai retenu le mot à temps – marche comme sur des billettes ! Bon, ce n'est pas que je m'ennuie, mais il faut que j'y aille. »
Quelques minutes plus tard, j'étais chez Jojo.
« Mon cher Devin, nous avons un problème. Johnny est en train de révolutionner le monde des cavernes avec ses roues et son offre intégrée roue-disque. Il faut que tu sortes une note bien sentie lançant la suspicion là-dessus.
- Bob, tu es un ami, mais primo, je suis un Devin indépendant et on ne peut pas me dicter mes prévisions. Secundo, Johnny vient de m'offrir ce qu'il appelle une chaise roulante. Avec elle, je gagne en hauteur, dignité et efficacité. Alors… »
Décidément, j'avais un problème…

(à suivre)


3 août 2009

DU DISQUE À LA ROUE, IL N’Y AVAIT QU’UN SAUT CRÉATIF À FAIRE

Histoire de caverne (Saison 2 – Épisode 3)

Johnny, inventeur depuis qu'il avait 5 ans, venait d'avoir une nouvelle idée géniale : les disques, cela roule ?


« Et puisque cela roule, cela peut nous aider à nous déplacer, continua Johnny. Ou à déplacer des choses. »
Il regarda Jacques et, face au vide de son incompréhension, continua :
« Par exemple, pour ton projet de ta caverne à deux jours de marche au Nord, tu vas avoir, au moins au début, à transporter pas mal de matériaux. Il va falloir tirer tout cela, cela ne va vraiment pas être facile. Dommage que cela ne puisse pas rouler, non ?
- Évidemment que si cela pouvait rouler ce serait plus simple. Pas besoin d'avoir fait l'école des cavernes pour le savoir ! Mais je ne vois pas bien comment faire rouler des tables en pierre !
- Des tables en pierre, non. Mais pourquoi ne pas les mettre sur quelque chose qui roule ? »
Il était devenu, fou !

« Quand j'étais petit, – mon père t'en a sûrement parlé –, j'ai eu l'idée de mettre des pierres en silex taillé au bout d'une pique en bois.
- Oui, je sais. Il n'arrête pas de raconter comment son fils a été un génie dès 5 ans.
- Je sens que cela t'énerve… Je continue. Pourquoi ne pas mettre un disque au bout d'une pique en bois. Ou plutôt deux, un à chaque bout. A mon avis, cela devrait rouler, et on doit pouvoir poser quelque chose dessus. »

Jacques commençait à comprendre son idée.

« Et si on prenait 2 piques au lieu d'une, poursuivit-il. On pourrait poser quelque chose en travers. Cela devrait être plus stable.
- On pourrait y mettre tes tables en pierre ou tout autre chose »
Brillant !
Quelques jours plus tard, l'atelier de disques muta. À côté de la production des disques monnaie – il n'était pas question de lâcher la proie pour l'ombre –, naissait un atelier complémentaire qui, dans le plus grand secret, commençait à produire des disques d'un plus grand diamètre et se livrait à des mises au point complexes.
Un mois plus tard, la roue naissait. Pourquoi l'avoir appelé roue ? Bonne question. Nul n'a jamais su pourquoi exactement.
Certains ont dit que c'était Jacques qui avait choisi le nom et que, comme il n'avait ni imagination, ni orthographe, il s'était inspiré de la couleur de cheveux de Johnny. D'autres pensent que, comme la roue avance aussi vite qu'un oiseau sans avoir des ailes, Johnny a fait un jeu de mot stupide : la roue roule sans l – sans aile quoi ! –, donc c'est une roue. Personnellement, je crois qu'ils avaient tous les deux beaucoup bu, beaucoup trop, et qu'ils ont inventé un mot qui ne voulait rien dire.
Toujours est-il que la roue était née. Et que la guerre entre l'industrie et la finance allait commencer…

(à suivre)