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14 mars 2016

LES NOUVELLES ORGANISATIONS

L’entreprise vivante – Frédéric Laloux (3)
C. LES NOUVELLES ORGANISATIONS
6. L’ENTREPRISE RESPONSABLE
Le dogme de la mathématisation et de la croissance sans fin arrive à sa limite. N’y a-t-il pas d’autres dimensions importantes comme la communauté, l’harmonie, la coopération ?
Naît alors progressivement un nouveau monde, le monde du pluriel, du complexe et du 3.0. Les relations n’y sont plus seulement verticales et top-down, mais horizontales et bottom-up. Les dirigeants y deviennent des leaders au service de leur organisation.
Une triple nouvelle rupture se produit :
- Le pouvoir est de plus en plus transféré à ceux qui font face aux problèmes : l’empowerment se déploie,
- La culture devient la glu de l’organisation et les objectifs permettent à chacun de vouloir se dépasser,
- La création de valeur n’est plus seulement pour l’actionnaire, mais aussi pour les salariés, les partenaires, et plus largement toute la société. 
L’entreprise devient socialement responsable, et alors que précédemment la métaphore de l’organisation était celle de la machine, elle devient celle de la famille.
7. L’ORGANISATION VIVANTE
Sous la double pression des exigences croissantes d’autonomie des individus et des interrelations de plus en plus fines entre tous les acteurs, est en train de naître un nouveau mode : l’organisation comme un être vivant, capable de choisir son but et de s’auto-organiser.
Cette reconnaissance de l’organisation comme vivante va de pair avec celle de l’individu : ensemble et séparément l’un et l’autre ont des hauts et des bas, visent à faire bien ici et maintenant, s’appuient sur leur vraie nature. L’individu ne sépare plus vie personnelle et professionnelle, et l’entreprise ne se pense plus indépendamment de son écosystème et de ses concurrents.
Dans ce nouveau mode de fonctionnement, diriger n’est plus décider, et devient comprendre et faciliter. Ceci conduit à :
L’auto-management : chacun étant un adulte il n’y a aucune raison de ne pas lui faire confiance, et continuer à le traiter comme un enfant qu’il faut constamment surveiller et à qui l’on doit dire quoi faire et comment. Dès lors plus besoin d’encadrement, plus de distinction entre cols bleus et cols blancs, plus d’exécutants entourés de chefs et sous-chefs.
Le tout : L’organisation repose sur des unités de base, très autonomes, et dotées de tout ce qu’il faut pour fonctionner. Les rôles et les fonctions n’y sont pas définis a priori, et émergent dynamiquement des situations, des évolutions et des savoir-faire individuels. C’est la fin de l’empowerment, car, dans un système auto-organisé, il est inutile de se battre pour avoir du pouvoir, puisqu’on l’a.
La finalité en mouvement : Classiquement la stratégie est pensée a priori et on reconfigure l’entreprise en fonction de l’objectif à atteindre : l’organisation est un moyen au service de la stratégie. Là, l’approche est radicalement différente : il s’agit de comprendre la stratégie qui est celle de l’organisation. Toute organisation a un but naturel qu’elle poursuit : « La vie veut naître. La vie ne peut pas être arrêtée. Chaque fois que l’on essaie de la contenir, ou d’interférer avec son besoin fondamental d’émerger, on se crée des problèmes. S’associer avec la vie, travailler en cohérence avec son mouvement, suppose de prendre sérieusement en compte la direction de la vie. »
*
*              *
Deux remarques en guise de conclusion.
La première est issue du livre et rappelle que, même si tous ces modes d’organisation sont nés successivement, aucun n’a réellement supplanté les précédents, mais tous cohabitent entre eux : notre monde est un millefeuille organisationnel, chaque niveau apportant sa spécificité propre : 
- La loi des gangs est présente dans nos sociétés,
- La bureaucratie est omniprésente dans l’administration publique, et les castes n’ont pas disparues,
- La loi quantitative du profit, du marché et du marketing règne largement au sein des grandes entreprises,
- La responsabilité progresse et les associations non marchandes fleurissent,
- L’organisation vivante naît ici et là
L’efficacité globale est liée à cette juxtaposition, à condition que chaque mode soit centré sur ce qu’il fait le mieux.
La deuxième est une interrogation personnelle : comment transformer nos organisations politiques pour y injecter de la vie ? Peut-on demain diriger une ville, une région, un pays en s’inspirant de l’organisation vivante ?
Je crois que tel est le défi collectif de ce XXIème siècle !

9 mars 2016

LES ORGANISATIONS CLASSIQUES

L’entreprise vivante – Frédéric Laloux (2)
B. LES ORGANISATIONS ÉTABLIES
3. LES GANGS
Il y a environ 10 000 ans, naît l’individu – c’est-à-dire la perception de soi en tant qu’une partie distincte du tout, qui peut souffrir et mourir. –  et son pendant, l’autre, rival et ennemi potentiel. Les rapports entre humains ne sont que des rapports de force, et seules les récompenses et les punitions sont comprises.
Comme l’individu est né, le division du travail devient possible : apparaissent les chefs, les soldats, les esclaves. Les tribus peuvent s’organiser et se structurer en royaumes et empires qui fédèrent plus dizaines de milliers de personnes. L’organisation est née.
C’est la relation interpersonnelle qui la cimente, et son chef en est un loup dominant. Le point fort de ces organisations : leur capacité à faire face à des milieux hostiles. Leurs points faibles : leur incapacité à élaborer des stratégies, à se développer dans des univers complexes. Dès que l’on est loin du chef, comme il n’existe plus, l’organisation non plus.
Dans ce système, tout n’est vécu qu’au présent. Pas de passé, pas de futur : je mange ce que je trouve, je combats celui que je rencontre, je suis soumis à celui qui est plus fort que moi. Tout est immédiat. C’est le temps de l’impulsion.
4. LES CASTES OU LA LOI BUREAUCRATIQUE
Deux capacités nouvelles vont tout changer :
Se projeter dans le futur : chacun commence à intégrer les conséquences de ses actes. C’est le début de l’agriculture et des semences : jeter des graines dans le sol, parce que l’on sait que, dans quelques mois, on en récoltera davantage.
Penser à travers le regard de l’autre : comprendre que l’on est non seulement différent des autres, mais que les autres voient le monde différemment de soi. Du coup, des règles morales deviennent possibles, car en comprenant qu’un point de vue n’est pas unique, l’on peut accepter de les respecter.
Émergent ainsi des règles stables qui induisent trois changements : la relation interindividuelle n’est plus régie par le rapport de force direct et immédiat, mais des lois et des règlements ; l’autorité vient de la position que l’on occupe ; on fait ceci plutôt que cela, par application d’une réglementation.
Ceci permet la formalisation des structures, le partage des tâches, et l’élaboration d’organigrammes hiérarchiques de plus en plus sophistiqués. Il devient possible de planifier à moyen et long terme, et créer des structures stables et de grande taille. C’est le temps des pyramides, de la grande muraille de Chine ou des cathédrales.
Ceci se fait au préjudice de la liberté individuelle, puisque chacun est contraint par les murs de la boîte dans laquelle il se trouve. Mais par rapport aux temps de gangs, c’est un progrès : celui qui respecte les règles n’a rien à craindre. L’humanité quitte la loi de la jungle. 
Simplement cette protection ne s’exerce qu’au sein de l’organisation à laquelle j’appartiens, le dehors est le dehors. Pas de sentiment, ni d’appartenance collectifs.
5. LA LOI  DU MARCHÉ
Et si je faisais ceci plutôt que cela qu’adviendrait-il ? Si jamais je ne respectais plus les règles immuables depuis toujours, est-ce que j’aboutirais à une meilleure solution ? Voilà ce qui conduit à une nouvelle mue : l’individu a le droit de remettre en cause les normes… à condition bien sûr de montrer qu’il aboutit ainsi à un meilleur système. 
Se poser des questions, c’est risquer d’ébranler le bel édifice des pyramides sociales, mais c’est aussi ouvrir la porte au progrès et à l’innovation. 
C’est aussi un monde matérialiste qui ne connaît que ce qui est vu ou touché : ce qui est sérieux est mathématisable, le reste n’est que baliverne, scorie du passé. C’est le temps du marché.
Arrivent en reine les grandes entreprises mondiales qui apportent une triple rupture : innovation parce que poser des questions et remettre en cause sont possibles ; responsabilité parce que des objectifs sont fixés avec des récompenses à la clé ; méritocratie parce que l’on n’est plus bloqué par la caste à laquelle on appartient. 
(à suivre)

7 mars 2016

AVANT L’ORGANISATION

L’entreprise vivante – Frédéric Laloux (1)
Frédéric Laloux, dans Reinventing organizations, apporte un rare neuf sur les modes de management, et une mise en perspective historique. J’avais, fin 2014 dès sa sortie en anglais, consacré une longue série de billets sur ce blog.
Il est maintenant paru en français et j’en profite pour une nouvelle parution synthétique de ce que j’en retire. Le voici en billets successifs. Je conseille évidemment fortement la lecture de ce livre pour en savoir davantage.
Il y identifie sept paradigmes successifs, le dernier étant celui qui est en émergence aujourd’hui. A chacun correspond un type d’organisation.
A. LES PROTO-ORGANISATIONS
1. LA RÉACTION
A l’aube de l’humanité, le « je » n’est pas encore né : l’homme fait corps avec son environnement, et ne se sent pas vraiment distinct de ce ce qui l’entoure, les siens y compris.
L’humanité est clairsemée et vit en petits groupes d’une douzaine de personnes. Comme aucune individualité n’existe, il ne peut être question de partage du travail, et la notion d’organisation n’existe pas vraiment. La seule distinction est le sexe, et l’allaitement qui va avec. Pas de chef, pas d’ancien, juste une bande.
En psychologie, cette étape correspond au stade initial du nouveau-né qui ne se perçoit pas distinct ni de sa mère, ni de son environnement. A ce stade, l’action n’est ni pensée, ni voulue, mais provoquée par l’environnement : c’est le temps de la réaction.
2. LA MAGIE
Il y a environ 15 000 ans, l’homme a commencé à se percevoir distinct de son environnement et de ses congénères.
A cette étape, on ne peut pas encore parler d’organisation. La seule différentiation possible est celle des aînés qui ont un statut spécial et ont plus d’autorité. Les bandes se sont agrandies, et sont devenues des tribus de quelques centaines d’individus.
Chez l’enfant, ce sont les deux premières années où la différentiation commence : « Quand je mords mon doigt, ce n’est pas pareil que quand je mords la couverture » et « Je ne suis pas ma mère, même si, en sa présence, je me sens magiquement en sécurité. »
Les causes et les effets sont confondus, et l’univers est plein d’esprits : « Les nuages bougent pour me suivre ; le mauvais temps, c’est une punition des esprits pour mes mauvaises actions ». C’est le temps de la magie.
(à suivre)

5 oct. 2015

AVEC LA MÉMOIRE ET L’HISTOIRE INDIVIDUELLE, TOUT SE COMPLIQUE

Pourquoi l’incertitude s’accroît continûment et de façon accélérée (4)
Un double mécanisme sous-tend sa capacité à décider et à choisir : l’apprentissage et la mémoire. Grâce à son cerveau, il est capable d’accumuler de l’expérience, de se souvenir, et de modifier l’utilisation de ses fonctions motrices en fonction des résultats obtenus dans le passé. Monsieur Pavlov avec sa célèbre souris a montré comment l’expérience vécue pouvait influer sur le comportement futur.
Le monde subit ainsi une nouvelle accélération dans l’accroissement de l’incertitude : il est peuplé de créatures qui, dynamiquement, font des choix, partent à gauche ou à droite, butent ou non sur une pierre, et ce non seulement en fonction de leur environnement immédiat et présent, mais en fonction des accidents qu’ils ont vécus. Plus un tigre saura chasser efficacement, plus son comportement deviendra audacieux : les comportements sont les fruits de leur histoire.
Cette différentiation s’accroît progressivement au fur et à mesure du développement des capacités cérébrales : plus le monde avance, plus les animaux sont intelligents et imprévisibles dans leurs comportements. 
Donc une triple montée en puissance de l’incertitude : 
- Par la motricité, les mouvements sont plus rapides : le rythme de la propagation des interactions est plus élevé,
- Par la décision, les directions prises sont plus complexes : l’adaptation et l’évolution se font en continu, et non plus seulement au moment de la reproduction, 
- Par la mémoire, les décisions sont différenciées : progressivement, au fur et à mesure de l’évolution et de la croissance des fonctions cognitives, l’histoire devient individuelle et l’action aussi.

30 sept. 2015

PARTIR À DROITE OU À GAUCHE

Pourquoi l’incertitude s’accroît continûment et de façon accélérée (3)
Si vous passez dans une forêt et notez consciencieusement où se trouve chaque arbre, vous les retrouverez le lendemain exactement au même endroit ; si vous revenez un an plus tard, sauf cas rare d’incendie ou de passage d’un bucheron mal attentionné, ils auront un peu grandi, mais leurs localisations seront inchangées. Faites la même chose avec une fourmi, et je vous défie de la retrouver même une heure après : vous aurez beau l’avoir identifiée avec un petit nœud rouge autour de son cou, il vous sera quasiment impossible de savoir où elle est ; au mieux, si vous avez longuement observé la colonie à laquelle elle appartient, et noté tous les parcours habituels ainsi que la localisation de la fourmilière, vous pourrez faire une cartographie des endroits où elle peut se trouver, en y associant une probabilité. Fini les certitudes !
Car l’animal, par rapport au végétal, a une mauvaise habitude : il bouge, et ce sans prévenir et sans que l’on puisse savoir dans quelle direction et à quelle vitesse. Le végétal pousse – et vite quand c’est un bambou ! -, mais ne se déracine pas pour partir en promenade. Commode pour le retrouver. L’animal, lui, n’a pas de racine : il ne se nourrit pas de la terre sur laquelle il marche, mais de végétaux qu’il arrache ou d’autres animaux qu’il ingère. Et d’un peu d’eau aussi. 
Plus l’évolution du monde se déroule, plus l’animal est sophistiqué et moins il est possible de savoir ce qu’il va faire : essayez de prévoir la trajectoire d’un singe quand il saute d’une branche à une autre. Ses choix ne dépendent plus seulement des habitudes de son espèce, mais de son histoire personnelle. (1)
(1) « Ils sont capables de choisir des configurations apparaissant en un point donné de cette trajectoire et, en se fondant sur leurs histoires personnelles, de les soumettre à des plans en d’autres points de la trajectoire. » (Gérald Edelman, Biologie de la conscience)
(à suivre)

28 sept. 2015

LA VIE DÉRIVE AU HASARD DES POSSIBLES

Pourquoi l’incertitude s’accroît continûment et de façon accélérée (2)
Pourquoi telle évolution génétique plutôt que telle autre ? Pourquoi cette plante-ci naît-elle plutôt que celle-là ? Faut-il pour reprendre la terminologie de Darwin, y voir une meilleure adaptation au milieu dans lequel elle vit ? Oui et non. Oui, car si une évolution a perduré et s’est développée, c’est bien qu’elle est viable et a pu prendre le pas sur les autres. Non, car cela ne veut pas dire pour autant qu’elle était « la meilleure adaptation » : puisque toutes les espèces évoluent continûment et en même temps, et que le monde minéral lui-même est chaotique et incertain, il est impossible de définir ce qu’est « La meilleure adaptation ». Tout est trop mouvant : il n’y a pas de plan a priori, et aucune analyse du présent ne permet de prévoir quel chemin suivra l’évolution.
Ce qui advient n’est que l’expression d’un possible : la vie ne progresse pas dans le sens d’une amélioration mesurable, mais ne fait que dériver de possible en possible. Comme elle peut, elle trace son chemin cahin-caha. Impossible de savoir à l’avance les choix qui seront faits, car les interactions sont trop complexes : il n’y a pas d’explications sur le fait que la vie ait pris tel embranchement plutôt que tel autre ; elle l’a pris, c’est tout ce que l’on peut dire, et on ne peut faire que des constats a posteriori(1)
Une façon imagée de décrire le fonctionnement des lois de l’évolution est d’observer un match de tennis : le terrain est parfaitement défini, ainsi que la position du filet et toutes les règles du jeu. Ajoutez deux joueurs dont vous avez vu tous les matches précédents, et analysé les stratégies de jeu. Vos connaissances sont donc vastes et précises, et pourtant vous savez bien peu de ce qui va advenir : vous ne connaissez ni le score final, ni a fortiori comment et quand aura lieu tel ou tel échange. Il en est de même avec la vie : les règles sont précises et intangibles, les joueurs connus, et la partie totalement incertaine. 
Notons que la notion même de possible est vague. Souvent on l’associe à ce qui peut arriver, mais je préfère une autre approche : ce qui est possible est juste ce qui n’est pas interdit. Dans sa nouvelle de la Bibliothèque de Babylone, Jorge Luis Borges écrit : « Il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe. Ce qui est impossible est seul exclu. » (2)Et les bibliothécaires y cheminent d’alvéole en alvéole, ouvrant ce livre ou celui-là. Comme la vie qui vagabonde au hasard de ses rebonds : il y a à tout moment une infinité de mouvements qui ne sont pas interdits, et donc tous potentiellement possibles. Un seul sera choisi, et deviendra le réel. La vie n’a pas évolué parce qu’elle le devait, mais simplement parce qu’elle l’a fait. Finalement, « c’est le réel qui fait le possible, et non pas le possible qui devient réel ». (3)
(à suivre)
 (1) C’est ce que François Varela appelle la dérive naturelle : une évolution n’a pas lieu parce qu’elle est nécessaire, ni même souhaitable, elle se produit juste parce qu’elle satisfait au champ de contraintes à un instant t. Il parle de solution « satisficing », c’est-à-dire instantanément satisfaisante. Mais cette « satisfaction » n’est que provisoire et dynamique : l’évolution est permanente. Dès qu’une a eu lieu, le champ de possibles se transforme : seules perdurent les options compatibles avec la nouvelle avancée, enrichies des nouvelles ouvertures potentielles. (L’Inscription corporelle de l’esprit)
(2) Fictions
(3) Henri Bergson, Le Possible et le Réel

23 sept. 2015

LA VIE CRÉE DE L’INCERTITUDE

Pourquoi l’incertitude s’accroît continûment et de façon accélérée (1)
Si je lâche un objet, sa trajectoire est complexe à cause des interférences avec les autres objets, son mouvement étant régi par les équations liées aux forces nucléaire, électromagnétique et de la gravitation. Si c’est un système vivant que je lâche dans un nouveau milieu, il est aussi soumis à ces mêmes forces, mais en plus, il est capable de se transformer : il réagit et s’adapte dynamiquement à ce qui l’entoure. La vie malaxe sans cesse la matière, et tout se transforme constamment et inlassablement. 
Elle s’auto-organise : comment savoir précisément quelle sera dans un mois, un an, la forme de telle ou telle plante ? Comment, à partir d’un gland, prévoir la taille d’un chêne ? Comment anticiper les interactions multiples qui se produisent au sein d’une forêt ? Au cœur, il y a tellement de cellules vivantes qui échangent continûment avec ce qui les entoure, et ce selon les conditions climatiques.
Autre facteur d’accélération de l’accroissement de l’incertitude : la capacité des systèmes vivants à se reproduire. Car se reproduire, ce n’est pas photocopier, loin de là : chaque nouvelle génération hérite des codes génétiques de la précédente, mais toujours avec de subtiles différences, subtiles différences qui seront source de potentielles macro-divergences. 
(à suivre)

18 déc. 2014

SAVOIR PRENDRE LE POULS DE L’ENTREPRISE QUE L’ON DIRIGE

Reinventing organizations (19)
Finalement mon propos n’est pas en contradiction avec celui de Frédéric Laloux, loin de là. Simplement, lui, vient l’enrichir et le compléter avec l’idée que l’organisation est vivante et poursuit son propre but qu’il s’agit de révéler.
Simplement, et c’est un des points essentiels de mon livre, savoir révéler ce but, cette mer, ce point fixe, est difficile et compliqué.
Un peu plus loin dans les Radeaux de feu, j’écrivais que la mer était l’ADN de l’entreprise : 
« Tout être vivant naît, grandit et se reproduit. Jamais, il ne s’arrête. Jamais il ne change, mais toujours il se transforme. Au cœur de chaque cellule, se trouve l’ADN, la clé qui accompagne cette évolution et donne cohésion et identité à l’ensemble. Toute entreprise naît, grandit, et se multiplie. Jamais, elle ne s’arrête. Jamais, elle ne change, toujours, elle se transforme…à une condition : que chaque partie et sous partie, que chacun de ses membres aient en tête la mer visée, et que toujours, il veuille s’en rapprocher. La mer est l’ADN de l’entreprise. »
Je tournais donc déjà autour de l’idée de l’entreprise comme un organisme vivant.
Dans mon premier livre, Neuromanagement, j’allais même jusqu’à la doter d’un inconscient. Dans la conclusion, j’y écrivais : 
« Finalement diriger suppose de comprendre une réalité paradoxale : d’une part que la rationalité apparente n’est qu’un leurre, puisque les phénomènes cachés sont prépondérants ; d’autre part que la prise en compte du réel et la volonté collective sont nécessaires pour la survie. Si le dirigeant arrive à cet équilibre, il pourra se centrer sur le nouveau, l’imprévu, l’interprétation du complexe, les signaux faibles, le réexamen des systèmes, la reconfiguration de l’entreprise… 
Quel profil alors pour ce dirigeant ? Je crois qu’il y a deux écueils à éviter : 
- le guru mystique qui confond inconscient –– et irrationnel, qui n’est préoccupé que des approches interprétatives, qui ne s’intéresse ni aux systèmes opérationnels, ni à la mesure de la performance économique, 
- le rationnel mécanicien qui pense que le réel n’est que ce qu’il voit, que les équations mathématiques peuvent être des photographies fiables, qu’une bonne analyse conduit à une solution unique. » 
Pas grand chose à redire. Et j’ai comme envie de finir ma série sur le livre de Frédéric Laloux par ce rappel !
(Demain un nouveau billet autour d’une photographie, puis un best of pendant deux semaines où je reprendrai mes écrits préférés au rythme de 3 par semaine. Retour en live le 5 janvier )

15 déc. 2014

L’ENTREPRISE, UN ORGANISME VIVANT QUI A UNE STRATÉGIE « NATURELLE »

Reinventing organizations (16)
Un des aspects les plus déroutants du livre de Frédéric Laloux est le regard qu’il porte sur la stratégie.
Classiquement la stratégie est pensée a priori – que ce soit par un petit nombre ou via un processus participatif impliquant largement l’encadrement de l’entreprise –, puis mise en œuvre. Pour cela, des moyens sont définis, des plans construits, les organisations éventuellement modifiées ou réadaptées. 
Bref on reconfigure l’entreprise en fonction de l’objectif à atteindre : l’organisation est un moyen au service de la stratégie.
Son approche est radicalement différente : selon lui, il ne s’agit pas d’imposer une stratégie à une entreprise, mais de comprendre celle qui est la sienne. Une entreprise est un organisme vivant, et comme tout être vivant, il évolue « naturellement » dans une direction donnée.
La citation de Margaret J. Wheatley and Myron Kellner-Rogers, qu’il a mis en exergue du paragraphe centrée sur ce sujet, est très significative de son mode d’approche : « La vie veut naître. La vie ne peut pas être arrêtée. Chaque fois que l’on essaie de la contenir, ou d’interférer avec son besoin fondamental d’émerger, on se crée des problèmes. S’associer avec la vie, travailler en cohérence avec son mouvement, suppose de prendre sérieusement en compte la direction de la vie. »
Ainsi selon lui, toute organisation a un but naturel qu’elle poursuit, un mouvement permanent de transformation, c’est ce qui est son moteur propre, ce qui la rend vivante. 
Diriger, ce ne serait donc pas imposer un but à une entreprise, mais trouver celui que naturellement elle poursuit, et l’aider à avancer plus vite et plus facilement.
Déroutant, non ?
(à suivre)

9 déc. 2014

L’ENTREPRISE VIVANTE

Reinventing organizations (13)
A quoi correspond donc ce nouveau mode d’organisation ? A un système vivant, dont il s’agit de comprendre, accompagner et faciliter la vie propre.
Diriger cesse donc de décider, mais devient comprendre et faciliter : à l’image des parents, dont le rôle est de comprendre l’adulte qui est en potentiel au sein de leurs enfants, pour en faciliter l’émergence et le développement.
Telle est la métaphore centrale du livre Reinventing Organizations.
Ceci conduit à trois ruptures majeures :
- L’auto-management : plus besoin de hiérarchie, de chefs et sous-chefs, inutile non plus de chercher à tous prix le consensus. Le fonctionnement est horizontal et chaotique… comme la vie.
- Le tout : plus besoin de laisser sa vraie personnalité aux portes du bureau ou de l’usine, de nier la part féminine, de cacher les doutes, les intuitions ou les émotions. Chacun peut être pleinement lui-même.
- La finalité en mouvement : plus besoin de prévision ou de contrôle, mais de l’écoute et de la compréhension. L’important est de comprendre la finalité de l’organisation et de l’aider à l’atteindre.
Cette description peut sembler une utopie inaccessible et purement théorique. Mais non ! 
Au travers de plusieurs monographies et d’exemples multiples issus d’entreprises de tailles diverses et appartenant à tous les secteurs, Frédéric Laloux illustre son propos : les entreprises vivantes sont là, déjà parmi nous… même si elles sont encore en petit nombre.
(à suivre)

16 avr. 2012

LA VIE ACCÉLÈRE L’HORLOGE DE L’IMPRÉVISIBILITÉ

La vie végétale bricole comme elle peut… (3)
Comment caractériser la vie, et quelles sont ses caractéristiques essentielles qui la différencient de la matière inerte ?
Pour faire simple, je dirai… qu’elle est vivante ! C’est-à-dire parce qu’elle peut s’adapter dynamiquement et rapidement aux conditions du milieu dans lequel elle est plongée, et parce qu’elle peut se reproduire. Adaptation et reproduction.
L’adaptation implique qu’une cellule vivante ne reste littéralement jamais en place. Elle n’est que flux et changement. A la différence d’un morceau de matière inerte, un corps vivant ne peut être ni pensé, ni compris, immobile et figé. Il est en perpétuelle transformation. Il est dynamiquement identique à lui-même, c’est-à-dire aux règles qui le définissent, mais si vous l’arrêtez, il cesse précisément d’être vivant, pour redevenir matière inerte.
La reproduction n’est pas non plus un facteur de stabilité, car elle n’est pas une photocopie de ce qui préexistait. Au contraire, chaque « enfant » hérite des codes génétiques de son ou ses « parents », mais avec toujours une subtile différence. Or qui dit « subtile différence », dit de potentielles macro-divergences, grâce aux effets du chaos. Il y a de cela cinq ans, j’ai planté devant ma maison en Provence, cent quarante nouveaux chênes, possible truffière future. Depuis des mois et des années ont passé. Une goutte d’eau dans l’épaisseur du temps de l’univers, une virgule imperceptible, et pourtant ils sont déjà ces cent quarante petits arbres si différents. Les uns ont à peine grandi, quand d’autres mesurent nettement plus d’un mètre. Aujourd’hui, je sais lesquels ont le plus profité, mais comment aurais-je pu le savoir au départ ?
Ainsi va la vie. Grâce à elle, l’univers a acquis un nouveau niveau d’incertitude : elle se manifeste dans une échelle de temps qui n’a plus rien n’avoir avec celle de la matière inerte. L’incertitude du vivant bat plus vite, l’horloge de l’imprévisibilité vient de considérablement accélérer.
(à suivre)

12 avr. 2012

LA VIE MALAXE SANS CESSE LA MATIÈRE

La vie végétale bricole comme elle peut… (2)
Intéressons-nous à une molécule d’eau, un morceau de calcaire ou une montagne. Ils sont incontestablement dans un état beaucoup plus complexe que la matière au moment du big-bang : la molécule d’eau est un assemblage sophistiqué de particules élémentaires et elle est en interaction constante avec tout ce qui l’entoure, sous les contraintes des quatre grandes forces de la nature. Si j’arrive à zoomer à l’intérieur de cette molécule, je vais apercevoir le mouvement chaotique et quantique des particules. Quant au calcaire, sa composition est beaucoup plus complexe, et celle de la montagne fait, elle, intervenir un grand nombre de molécules. Dans tous les cas, derrière la stabilité apparente, il y a un mouvement interne, largement imprévisible.
Enfin, si je les observe sur une très longue période, disons quelques millions d’années, plus rien n’est stable, ni prévisible. Le calcaire va se transformer, la montagne s’effondrer, et l’eau s’être évaporée ou avoir été associée à d’autres molécules. Multiplicité des états possibles tant présents à l’intérieur de la matière, que futurs, et donc imprévisibilité et incertitude.
Mais si je les regarde à mon échelle de temps et d’espace, ils me semblent terriblement prévisibles et je peux modéliser ce qu’ils vont devenir. Notons quand même que si la molécule d’eau est partie prenante d’un nuage, les perturbations sont beaucoup plus rapides et incertaines. Il suffit de voir l’imprécision de la météorologie pour s’en persuader. Mais le plus souvent, nous percevons le monde inerte comme prévisible.
Avec la vie, le mouvement change de rythme : la cellule échange sans cesse avec son environnement, et les perturbations qui se faisaient avant souvent sur des périodes longues, sont cette fois accélérées. Voilà à cause de la vie, le nombre d’états possibles dans un délai de temps donné, au sens d’accessibles, considérablement augmenté.
La vie apporte par son nouvel ordre, l’auto-organisation, une explosion de l’incertitude. Elle assure en quelque sorte l’émergence au niveau macroscopique de l’instabilité qui n’était jusqu’alors qu’au niveau macroscopique. Avant la vie, il fallait descendre jusqu’aux particules élémentaires, pour ne pas savoir exactement où elles se trouvaient, ni quel était leur niveau d’énergie réel. En dehors de ces échelons cachés dans la profondeur de la matière, le reste semblait prévisible, car si les processus d’évolution étaient chaotiques, ils étaient le plus souvent lents.
Avec la vie, rien de tel : tout change constamment et continûment. La vie malaxe la matière sans cesse, et de façon imprévisible. Allez donc prévoir la forme d’un chêne, ou quelle sera sa taille dans cinq ans, à partir de la taille d’un gland et de la nature du sol où il est planté…
Le vivant comme la matière inerte suit bien les lois de l’entropie et du chaos : accroissement de l’incertitude et sensibilité extrême à tout changement des conditions initiales. 
(à suivre)

17 nov. 2011

CONNEXION AU RÉEL ET “CONSISTENCY”, LES DEUX CLÉS DE LA PERFORMANCE COLLECTIVE

La vie se nourrit d’échanges internes et externes
Dans la prolongation de mon billet d’hier, c’est donc le système global, le collectif qu’il s’agit d’évaluer.  Comment faire ?
Je crois d’abord qu’il faut éviter deux écueils :
-        Celui de l’expert et de sa prétention à croire qu’il peut dire ce qui est juste et bien.
Comment en effet prétendre être capable de dire qu’un système fait juste ? A-t-on à sa disposition un mètre-étalon permettant de mesurer dans l’absolu et avec exactitude ? Non, évidemment. Donc, sauf cas manifeste d’erreur, il faudrait mener sur chaque item des analyses longues et contradictoires, et encore sans avoir l’assurance d’une réponse unique. Bref, il faudrait tout refaire à la place de ceux qui sont là.
-        Celui de la photographie et de l’instantané.
A quoi bon chercher à savoir si un système – un service, une filiale, une entreprise… –,  est en train de faire juste ? Car qu’est-ce qui peut permettre d’en conclure qu’elle pourra faire juste demain ? Les systèmes vivants sont en perpétuelle transformation, et c’est cette dynamique qu’il faut évaluer, et non pas une quelconque performance instantanée.
Donc comment faire ? Personnellement, je m’intéresse à deux questions, et deux seulement :
1.     Comment le système est-il connecté au « réel », ou autrement dit, quelles sont la quantité et la qualité des faits qui l’irriguent ?
Ainsi dans le cas d’une entreprise, je vais chercher à comprendre sur quoi reposent les raisonnements et les décisions internes : est-ce que le marketing connaît les ventes actuelles et passées, les offres de la concurrence, les parts de marché…? Est-ce que la production connaît les performances réelles de ses usines, et avec quel délai, de celles des concurrents, les coûts unitaires, les rebuts…?  Combien de temps une information met pour atteindre la direction générale et être prise en compte ? Est-ce que l’on mesure le temps de conception des nouveaux produits, la part dans le chiffre d’affaires des produits de moins de cinq ans ? Symétriquement, suit-on les produits les plus anciens ?...
2.     Quel est le degré de cohésion au sein du système, est-ce que chacun « tire dans la même direction », est-ce « consistent » pour reprendre l’expression anglaise qui n’a pas d’équivalent direct en français, ou encore à l’opposé, est-il « désarticulé » ?
Là aussi je vais me poser des questions simples : Quelles sont les articulations entre la stratégie, le plan marketing, le budget de l’année, les objectifs commerciaux annuels et le plan industriel ? Les données figurant entre tous les tableaux de bord - finances, marketing, commercial, industriel - proviennent-elles d’une source unique ? Les objectifs individuels fixés lors des entretiens annuels sont-ils en ligne avec les objectifs de l’entreprise ? Et les systèmes de rémunération ? Comment répond-on à la question : quels sont les points forts et les points faibles de l’entreprise ? De la concurrence ?...
Pourquoi seulement ces deux questions ? Parce que mon expérience m’a montré qu’un système cohérent et nourri par les faits finit par faire juste : il s’adapte, il réagit, il ne se désagrège pas… bref il vit et avance !
Par contre s’il n’est pas nourri par les faits, il va dériver, et, s’il est très cohérent, foncera comme un seul homme dans un mur.
Symétriquement s’il n’est pas cohérent, il n’avancera pas, et plus il sera nourri par les faits, plus il se désarticulera, jusqu’à finir par imploser.

23 févr. 2011

LA VIE NAIT DE L’INACHEVÉ

Heureusement Michel-Ange ne les a pas terminés…
A Florence, se trouvent des statues étonnantes et interpelantes. Je parle des statues d’esclave réalisées par Michel-Ange, et qui sont restées inachevées. Initialement situées dans la Grotte de Buontalenti, elles se trouvent depuis 1924 dans la Galleria dell'Accademia de Florence.
A chaque fois que je les vois, j’ai l’impression que les esclaves cherchent à sortir de la pierre, à s’en extraire. Ils sont en train de naître, devant moi. Ils émergent. J’aime à imaginer que ce sont des œuvres volontairement inachevées.
Michel-Ange leur a donné vie, mais ne les a pas terminés, les laissant ainsi libres de leur futur. Quel beau paradoxe pour des esclaves ! Que vont-ils faire ? Comment vont-ils s’en sortir et faire face à ce monde dans lequel ils émergent ?

Michel-Ange n’en savait rien. Alors, il les a dessinés à grand trait, leur a donné juste ce qu’il fallait pour qu’ils vivent, mais rien de plus. A eux de se débrouiller.
Ces sculptures sont, pour moi, une belle métaphore du management dans l’incertitude : on dessine un peu les choses mais pas trop, on esquisse les formes, on donne la direction… et on laisse faire.
Ceci ne veut surtout pas dire que la stratégie doit être un brouillon. Avez-vous l’impression de voir des brouillons en regardant ses statues ? Moi, pas. J’y vois de la vie et de l’énergie. C’est parce qu’ils sont inachevés qu’ils sont vivants : à eux avec nous de combler les manques…
Ce qui est vivant, est ce qui n'est pas terminé, pas fini. Ce qui est terminé est achevé, fini et donc mort...
Construire une stratégie, c’est aussi trouver les lignes de force, ces mers qui attirent les cours des fleuves. Construire une stratégie, c’est laisser des blancs pour que la vie les comble

24 janv. 2011

LA VIE “CANNIBALE”

Nous avons besoin de consommer de l'énergie accumulée

La quasi-totalité de notre alimentation est de la matière vivante : légumes, fruits, poisson, œuf, viande... A part cela pas grand-chose : le fromage et les produits lactés (mais le fromage français est plein de bactéries qui font son charme et son goût, les yaourts aussi…), le sel, l'eau… Nous sommes donc tous, végétariens compris, des cannibales du vivant. Pourquoi cela ?
Parce que la vie a besoin d'absorber de l'énergie concentrée. Au premier niveau, grâce à l'énergie solaire, les végétaux transforment les substances mortes qu'ils assimilent (minéraux, eau,…) en produits à plus forte valeur énergétique : leurs propres cellules. Ensuite, les animaux herbivores vont à leur tour les assimiler, et les transformer en nouvelles cellules encore plus riches. Et ainsi de suite… On retrouve à nouveau un emboîtement.

L'homme, non seulement, se nourrit de l'énergie accumulée par les autres espèces vivantes, mais consomme de l'énergie pour sa propre activité : toute notre production repose depuis le début sur la destruction d'énergie fossile.
Cela a commencé par le feu dans les cavernes : nous avons voulu faire cuire notre viande, durcir nos outils et nous éclairer. Cela s'est amplifié avec le développement des moteurs à explosion, puis de l'électricité. Comme tous les êtres vivants, nous nous nourrissons donc de l'énergie accumulée par les autres, mais à un niveau jamais atteint par une autre espèce.

Finalement, comme l'écrit Edgar Morin : « La régulation écologique se paie par des hécatombes. La cruauté est le prix à payer pour la grande solidarité de la biosphère. La Nature est à la fois mère et marâtre. Tout vivant lutte contre la mort en intégrant la mort pour se régénérer. »(1)

(1) Edgar Morin, Méthode 6. Éthique, p.238

Extrait des Mers de l'incertitude

2 déc. 2010

NOUS SOMMES LIBRES ET RICHES DU CHAOS DE NOTRE PASSÉ ET DE NOS RACINES

Ah, si nous pouvions parcourir notre passé !

Dans le roman de Paul Auster, La nuit de l'oracle (*), l'écrivain Sydney Orr invente un monde qui maitrise le voyage dans le temps :
« Conscient des risques de rupture et de désastre qu'elle implique, l'État n'accorde à chacun qu'un seul voyage durant sa vie. (…) Vous commencez deux cents ans avant votre naissance, en remontant à peu près sept générations, et puis vous revenez progressivement au présent. Le but de ce voyage est de vous enseigner l'humilité et la compassion, la tolérance envers le prochain. Parmi la centaine d'aïeux que vous rencontrerez en chemin, la gamme entière des possibilités humaines vous sera révélée, chacun des numéros de la loterie génétique aura son tour. Le voyageur comprendra qu'il est issu d'un immense chaudron de contradictions et qu'au nombre de ses antécédents se comptent des mendiants et des sots, des saints et des héros, des infirmes et des beautés, de belles âmes et des criminels violents, des altruistes et des voleurs. A se trouver confronté à autant de vies au cours d'un laps de temps aussi bref, on gagne une nouvelle compréhension de soi-même et de sa place dans le monde. On se voit comme un élément d'un ensemble plus grand que soi, et on se voit comme un individu distinct, un être sans précédent, avec son avenir personnel irremplaçable. On comprend, finalement, qu'on est seul responsable de son devenir. »

J'aime vraiment cette idée, non pas seulement par sa dimension poétique, mais parce que cela permettrait effectivement à chacun de percevoir combien la vie procède par tâtonnements, hasards et bifurcations. Ceci nous montrerait aussi que nous sommes le fruit de métissages, de mélanges et de transformations.

Peut-être reviendrions-nous de tels voyages un peu plus ouvert à l'autre et comprenant mieux que le choc des cultures et des différences est ce qui crée le progrès ?

Et comme l'a écrit Paul Auster, on comprendrait « qu'on est seul responsable de notre devenir » et que nous sommes libres et riches du chaos de notre passé et de nos racines.


 

(*) Éditions Babel, Actes Sud 2004

3 nov. 2010

LA VITALITÉ DE LA JUNGLE

Où la vie nait dans le désordre

J'aime profondément ma maison en Provence, mais chaque fois que je regarde la dureté de ce paysage fait de murs en pierre, de vignes et de chênes verts, je repense avec nostalgie à l'énergie verte de la jungle nord-thaïlandaise. Là-bas sous la puissance conjuguée de la chaleur et de l'eau, les plantes y ont une énergie incroyable et le vert y prend une couleur surnaturelle, noyée dans un jaune venu d'on ne sait où. Les bambous montent au ciel, le goudron des chaussées est dévoré par la force qui rampe sous lui, la nature est la vie et mange tout sur son passage.

A chaque fois que j'arrive au nord de Chiang Mai, je ressens cette bouffée de puissance qui me ressource. La nature y est violente, indisciplinée, sauvage. On la sent roder, prête à prendre le pas sur nous. En Europe, elle est disciplinée, construite, reconstruite, artificielle. Nous ne pouvons pas avoir peur d'elle, car nous l'avons domestiquée. Le moindre sursaut de sa part nous inquiète : un peu de neige, un hiver un peu plus froid, un été un peu plus chaud, et rien ne va plus.

En dehors de l'Europe, rien de tel. Quand il pleut, les flots submergent vite champs, routes et même trottoirs. Il n'est pas rare à Calcutta de marcher avec l'eau au-dessus du genou. Imaginer si cela se produisait à Paris ! Les villes nord-américaines sont aussi moins assagies aussi que les nôtres : chaque année ou presque Washington ferme en hiver pour cause d'intempéries. Pendant quelques jours, plus d'écoles, plus de travail, plus de supermarché, chacun reste chez soi, enfermé… En Europe, le thermomètre ne va pas dans ces extrêmes.

Marcher dans la jungle, c'est une immersion énergétique ; plonger dans ce vert, c'est un bain de boue de vitalité. Alors, je ressens cette bouffée de puissance qui me ressource. La nature y est violente, indisciplinée, sauvage, mais vivante. On la sent roder, prête à prendre le pas sur nous. Elle pousse à la vigilance, car sa puissance sauvage n'attend qu'un relâchement de l'homme pour reprendre le dessus : l'entretien oublié d'une route, la peinture d'une façade non renouvelée, les jeunes pousses laissées prendre goût à l'énergie de leurs croissances potentielles, et tout explose, plus de route, plus de maison, juste du vert qui se propage et se multiplie.

En miroir à cette puissance sauvage, les rues de Calcutta vibrent d'une énergie vibrionnaire. Comme la jungle, elles sont le lieu du combat entre ordre et désordre. En marchant dans ces rues, je suis plongé dans la vision de la vie d'Edgard Morin : tout se fait dans un désordre qui peut nous faire croire à l'inefficacité globale, mais comme dans la jungle, la vie nait de ce désordre. Comme l'a théorisé Edgar Morin – un peu de théorie, à condition qu'elle soit construite avec autant de talent, apporte à la compréhension du monde –, la vie a besoin d'un cocktail d'ordres et de désordres, de laisser faire avec quelques règles qui régissent le fonctionnement. L'Inde – et singulièrement Calcutta – en est l'incarnation, avec un minimum de règles.

Quand je compare Paris à Calcutta, je retrouve le parallélisme entre la Provence et la jungle : l'un est ordonné, structuré, fortement minéral, largement artificiel ; l'autre est foisonnant, aléatoire, biologique, fortement spontané.