20 févr. 2017

TERRITOIRES, CITOYENS ET SOLUTIONS LOCALES, LES TROIS ABSENTS DE LA PRÉSIDENTIELLE

Sortir de quatre siècles de centralisation
A quelques exceptions près, tous les candidats passent par pertes et profits trois piliers sur lesquels devrait être bâti tout programme réaliste et ambitieux : les territoires, les citoyens, les solutions locales. 
Conditionnés par quatre siècles de centralisation et de culture de l’homme ou de la femme miracle, nous continuons d’accepter ce qui n’a plus lieu de l’être.
Les Territoires ne devraient pas n’être qu’un décor
Notre vision collective est structurée par la pensée de Descartes et l’action de Louis XIV.
Le premier avec son célèbre « Je pense, donc je suis » est le père de la méthode scientifique, et, dans la caricature qui en a été faite ensuite, d’une pensée « hors-sol » pour laquelle la carte est plus importante que le territoire : d’abord la pensée, ensuite l’existence. 
C’est ce que l’on retrouve dans le jardin à la française où l’on configure le terrain au dessin fait a priori, à  l’inverse du jardin à l’anglaise où l’on cherche beaucoup plus à tirer parti des anomalies naturelles. 
Ainsi pour nos politiques – et pour toute la technostructure qui inspire et conditionne largement leur pensée –, les territoires ne sont que des lieux théoriques et sans importance : la pensée est première, et le local ne sera que le lieu où elle s’exprimera. L’idéal serait une France homogène et nivelée.
Tout l’inverse d’une logique expérimentale qui part elle du territoire et cherchera à en extraire des récurrences et des lois.
Approche ascendante versus descendante. Jardin à la française versus jardin à l’anglaise… 
Surtout qu’à cette approche intellectuelle de la verticalité, est venue se greffer l’action initiée par Louis XIV : pour asseoir son pouvoir face aux princes rebelles, il a construit le château de Versailles et a exigé que tous ceux qui voulaient participer au pouvoir quittent leurs terres pour rejoindre la Cour. 
A commencé la disjonction entre pouvoir et territoire, et avec elle, la centralisation à la française. Elle s’est ensuite sophistiquée sous les inventions successives de la République des Jacobins, le génie administratif et militaire de Napoléon, pour être parachevée avec l’École Nationale d’Administration par le Général de Gaulle en 1945.
Cerise sur la gâteau, la théorie construite par les Grands Corps d’État – je la connais de l’intérieur, en en étant moi-même issu –, qui considère que tout acteur local est juge et parti, et qu’il est donc préférable de confier la décision à des experts loin du terrain.
Oui en France, la carte est plus importante que le territoire, la théorie que le réel. Pensons juste et l’intendance suivra…
Il serait temps de prendre conscience combien cette vision est néfaste au bon fonctionnement d’un État moderne. Que la performance d’un pays comme l’Allemagne est corrélée avec la puissance de ses Länders et de ses métropoles.
Pourquoi ne pas prendre conscience qu’à part la définition de quelques minimums communs à respecter en tout point de la France, des politiques nationales du logement, de l’emploi, de la santé, etc. n’ont pas grand sens ? Depuis Paris, on ne peut que théoriser, penser à partir de moyenne, comme si la France n’était pas riche de sa diversité.
Les Citoyens ne devraient pas n’être que des spectateurs
En matière de citoyenneté, deux discours se rencontrent, deux extrêmes dangereusement excessifs.
Pour les uns – et ils sont largement majoritaires –, les citoyens sont absents en dehors du moment de l’élection : la politique est une affaire de professionnels ainsi que le management de l’État. Tout doit être confié à des spécialistes politiques et administratifs, et souvent un panachage des deux.
De temps en temps, on peut consulter les citoyens – soit au travers de sondages, soit via des procédures ad hoc –, mais jamais les associer à la prise de décision, et encore moins à sa mise en œuvre.
Bref, pour eux, les citoyens sont des consommateurs de la politique, pas des acteurs.
Pour d’autres, les citoyens sont l’Alpha et l’Omega d’une politique vraiment démocratique : il faudrait mettre en place un processus purement ascendant qui accoucherait nécessairement des meilleures décisions et des meilleurs choix. Le pouvoir au peuple, voilà la réponse à tous nos maux.
Dans cette logique, on en appelle à une sixième république, à des agoras citoyennes, à un rejet de toute expertise, et on veut conduire à un bûcher salvateur tous ceux qui prétendraient encadrer ce grand appel démocratique.
Sommes-nous condamnés à avoir à choisir entre ces deux extrêmes ?
Pourtant il suffit d’aller sur l’autre rive du lac Léman pour trouver un pays, la Suisse, qui a su trouver un équilibre pertinent : chaque citoyen peut s’y exprimer, aucun politique ne peut diriger sans tenir compte de la volonté des habitants du pays, un gouvernement gouverne.
Pourquoi diable ceci serait impossible chez nous ? Qui ne voit pas que ce dessaisissement des citoyens est une machine à détruire le consensus social ?
Clairement, agir en ce domaine va de pair avec la décentralisation : décentralisation et démocratie citoyenne sont le pile et le face de la nouvelle pièce qui nous faut maintenant lancer.
Les solutions locales ne devraient pas n’être que des anecdotes
La pensée verticale et descendante, et la professionnalisation de la politique et de la gestion de l’État conduisent à compter pour quantité négligeable ce qui est entrepris localement : ce ne sont que des anecdotes, puisque elles n’ont ni une portée nationale, ni été pensées par le système central. 
Le local est au mieux un champ d’expérimentation, mais à condition que celle-ci ait été préalablement validée et cadrée par un organisme national. Sinon c’est vécu comme un acte de rébellion ! 
Pourtant la France fourmille d’actions concrètes qui réparent chaque jour les fractures sociales. Sans elles, notre pays se serait très probablement disloqué. Ces actions sont lancées et pilotées par des élus locaux, des associations, des entreprises ou parfois simplement des citoyens sans nécessairement la mise en place de structures juridiques.
Recenser ces actions locales qui ont réussi, identifier celles qui pourraient se développer sur d’autres territoires, aider à mettre en forme un « kit marketing » facilitant ce déploiement relève du bon sens. Pourtant, ce n’est pas ce qui est fait par l’État central. Loin de là !
C’est la logique qu’a mise en place Alexandre Jardin dans Bleu Blanc Zèbre, et plus récemment dans la Maison des Citoyens et le mouvement Les Citoyens. Cela rejoint aussi celle d’un mouvement comme les Colibris de Pierre Rabhi.
Pourquoi donc ne pas avoir demain un État qui, en dehors des fonctions régaliennes, repère les initiatives nées localement – en France comme à l’étranger –, débloque les quelques moyens nécessaires pour finaliser un vrai package marketing de déploiement, et enfin facilitent leur diffusion.
Moins cher, plus rapide, plus efficace.
*
*      *
Avec une vraie décentralisation – c’est-à-dire en confiant aux territoires tout ce qui peut et doit être géré au niveau local –, l’État pourra se focaliser sur le régalien : la politique fiscale, un nouveau pacte social (contrat de travail, retraite, garanties sociales, etc.), la justice et la sécurité, les affaires étrangères, l’Europe, la Défense. 
Désengorgé de ce dont il ne devrait pas s’occuper, il pourra à nouveau agir vraiment. Avec la fin de l’entremêlement actuel de nos organisations collectives, on pourra faire le tri parmi les politiques publiques, diminuer des déficits publics et abaisser du niveau des prélèvements enclenchés.
Avec la démocratie citoyenne, les liens entre Français pourront se recréer, et l’intelligence collective se développer.
Avec le renforcement de ce qui est né localement, l’action pourra devenir rapide et à bas coût.
Tel est le triple changement de méthode. 

Qui s’en saisira ?

18 févr. 2017

OÙ EST LE NOMBRIL DU MONDE ?

La carte et le territoire
Souvent, du haut de nos certitudes d’Occidentaux et de notre conviction que la raison scientifique l’emporte toujours, nous oublions que l’absolu et le vrai n’existent que rarement, et que tout est affaire de point de vue, c’est-à-dire de l’endroit d’où nous regardons le Monde.
Notamment, notre façon de représenter la Terre et les continents qui la peuplent dit beaucoup de nos croyances et oriente – sans que nous en rendions compte – notre compréhension de la situation internationale.
Le Monde de ce dimanche – donc daté du 20 février – nous permet de prendre du recul, et, le temps de la lecture d’un article, d’endosser les lunettes des intellectuels chinois.

Prenez le temps de regarder cette carte, et comprenez combien le changement de carte change toutes les perspectives…

DANS LE SACRÉ DES EAUX DU GANGE

L’eau est l’essentiel, les monuments l’accessoire
Je pris conscience de la scène qui se déroulait devant moi : dans le Gange, les toilettes s’étaient faites rares, les prières les avaient remplacées. Je regardai des Indiens descendre lentement dans l’eau, s’immerger jusqu’à la ceinture, avec des coupelles prélever un peu du précieux liquide et s’en asperger religieusement, renouveler de nombreuses fois les gestes, puis remonter sur les marches pour laisser sa place à d’autres qui, calmement, le regard perdu dans le lointain, attendaient leur tour.
Je décidai de m’approcher. 
Quelques minutes plus tard, j’étais assis sur la dernière marche du ghât, mes sandales posées sur le côté, les pieds dans l’eau. Elle était délicieusement tiède.
Un peu au large, des pneus réunis constituaient un ponton flottant. De jeunes adolescents nageaient autour, l’escaladaient, et en plongeaient. Arrière-plan enjoué où le religieux n’avait pas sa place. L’un d’eux m’aperçut et me fit de grands signes de main. Au bout d’un moment, je compris qu’il me proposait de les rejoindre. 
Pourquoi pas après tout ? Il faisait si chaud, et un bain ne pouvait pas me faire de mal. J’ôtai mon tee-shirt et en short descendis dans l’eau. 
Les marches du ghât se poursuivaient sous l’eau, et je découvris pourquoi les fidèles pouvaient si facilement se tenir debout pour leurs ablutions rituelles. Au bout de quelques pas, je sentis le vide sous mes pieds, et piquai tête la première dans le fleuve. 
Comme une gifle, je reçus la force du courant. De l’extérieur, impossible de la percevoir, tant le Gange semblait presque immobile. Il n’en était rien. Musclé par les pluies de la moisson, il voulait m’avaler et m’emporter. Heureusement, je suis bon nageur, et en tirant des bords, atteignis le ponton et me hissai dessus.
De là, les perspectives étaient inversées : ce n’était plus le Gange qui coulait, mais la ville qui s’affaissait vers lui. Chacun des ghâts, chacune des maisons, chacun des arbres glissaient à son appel. Les monuments de Bénarès n’avaient pas d’importance par eux-mêmes, ils n’étaient que des prétextes, des faire-valoir pour célébrer le Gange.
A l’inverse, en France, l’eau n’est que le reflet et le miroir du spectacle : Notre-Dame se mire dans la Seine, et le Mont Saint Michel surgit au rythme des marées. En aucun de ces lieux, l’eau n’a d’existence propre. Elle n’est pas porteuse de sens, il est ailleurs : il est dans le monument qui la domine. Même les eaux de Versailles ne sont que l’accessoire, un embellissement, une virgule sur l’essentiel, c’est-à-dire le château.
Ici, à Bénarès, les bâtiments ne sont qu’un décor qui souligne le cours du Gange, les ghâts des chemins pour permettre de l’adorer et de s’y plonger. 
L’eau est le sacré, l’expression de la puissance divine. Elle est prête à accueillir les hommes, les laver de leurs souillures, et les emporter dans son mouvement permanent. C’est elle qui donne vie à ce qui l’entoure. Le creux est le plein. La permanence est dans le mouvement, l’accessoire dans l’immobile.
Sous le soleil finissant, je restai allongé sur le ponton. Les adolescents étaient partis depuis longtemps. J’étais seul. Aucun bruit. Juste celui du frottement de l’eau. Je rêvais à la limite de l’endormissement.

16 févr. 2017

« IL N’Y AURA PAS DE KRACH EN 2008 »

Difficile art de la prévision
Il est bon de parcourir les archives des journaux. Cela permet de voir que l’art de la prévision – même venant de ceux qui sont censés être les mieux informés – est un art difficile.
Voici 4 commentaires faits par l’OCDE, la Deutsche Bank, le FMI et la Banque de France… juste avant que le krach de 2008 n’advienne.
Je les laisse bruts, tels quels. Chacun pourra en faire son commentaire personnel…

7 décembre 2007 : « Le ralentissement n'est pas tragique », selon l'OCDE
« La croissance des pays de l'Organisation ne devrait pas être trop touchée par la hausse des matières premières et la crise des « subprimes ». Le ralentissement de l'économie mondiale sera à son maximum au premier trimestre 2008. Selon les perspectives semestrielles publiées jeudi 6 décembre par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la croissance du produit intérieur brut (PIB) de ses pays membres passera de 2 % au dernier trimestre 2007 à 1,9 % au premier trimestre 2008, avant d'amorcer une remontée pour atteindre 2,5 % au premier trimestre 2009. »
2 janvier 2008 : David Naud, économiste à la Deutsche Bank « Il n'y aura pas de krach en 2008 »
« Avec les interventions des banques centrales, mi-2008, la crise et les désordres du marché monétaires devraient finalement s'estomper. (…) Aux États-Unis, l'embellie arrivera certainement mi-2008. En Europe la reprise prendra sans doute quelques mois de plus. En tout cas, il n'aura pas de krach cette année ! »
9 avril 2008 : L'économie américaine va connaître une "légère récession" en 2008, selon le FMI
« L'économie américaine connaîtra une légère récession en 2008, en raison des effets de synergie entre les cycles de l'immobilier et des marchés financiers, avant de ne se redresser que progressivement en 2009", affirme le Fonds dans ses perspectives économiques mondiales. Le produit intérieur brut (PIB) américain devrait ainsi croître de seulement 0,5 % en 2008 et de 0,6 % en 2009, ce qui représente une révision à la baisse de 1 point et 1,2 point respectivement par rapport aux prévisions de janvier. »
25 juin 2008 : Crise bancaire : pour Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, "il n'y a pas de deuxième vague"
« Il n'y a pas de deuxième vague : les pertes supplémentaires qu'annoncent les banques sont la conséquence mécanique de l'évolution des marchés. On est dans un cycle normal de provisionnement des risques, sans danger cette fois de contagion à d'autres secteurs du crédit bancaire. (…) L'exercice de transparence sera achevé d'ici au 30 juin, en France et dans tous les pays du G7. »

7 septembre 2008 : Freddie Mac et Fannie Mae mis sous tutelle gouvernementale
Le président de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke, a affiché un soutien sans détour au plan de reprise. "Ces étapes nécessaires vont aider à renforcer le marché américain de l'immobilier et à promouvoir de la stabilité sur nos marchés financiers". 
16 septembre 2008 : La faillite de Lehman Brothers ébranle le système financier mondial
« Il s'agit d'un événement qui se produit une fois tous les cinquante ans, probablement une fois par siècle. Il n'y a aucun doute, je n'ai jamais rien vu de pareil (...) », a commenté Alan Greenspan, l'ancien président de la Réserve fédérale américaine (Fed), face à l'aggravation de la crise financière née aux États-Unis à l'été 2007.

10 févr. 2017

À BÉNARÈS, AU PAYS DES DIEUX ET DES HOMMES

La lumière pour les Dieux, la fange pour les hommes
Bénarès est une hydre à deux têtes, Jekyll et Hyde, deux mondes parallèles, juxtaposés et entremêlés, un côté lumineux, un côté obscur.
Au bord du Gange, le pays des Dieux et de la lumière. Le soleil y balaie la moindre marche, le moindre recoin. Aucun arbre, aucun abri pour s’en protéger, juste des berges en pierres nues et sans artifices. Aucune sculpture. Aucune ombre. Rien pour se cacher. Caïn assujetti pour toujours au regard des Dieux. Aucune chance de se soustraire ni au fleuve, ni au ciel. Être au bord du Gange, c’est être écorché vif et mis à nu. Vulnérable et soumis à la puissance des éléments. L’eau et le feu.
Fait de calme et d’énergie, source de vie, le fleuve coule lentement et majestueusement. Il se nourrit des boues et des algues qui soulignent son avancée. A la fois, dernier véhicule pour les morts et bain pour les vivants, il est le cœur et le poumon. Un Dieu fluide au service duquel tout est organisé. Les rives, les échappées des ghâts, les façades des maisons, tout est décor, tout est offrande, tout est supplication. Même le soleil se courbe à l’horizon.
Les berges sont respectueuses et silencieuses. Pas de cris, pas de voitures, pas de courses. Des hommes, des femmes et des enfants y marchent, prient, chantent, méditent, ou, plus prosaïquement, s’y lavent ou lavent. Aucun formalisme, aucun cloisonnement. Un divin inclusif. Rien, ni personne n’est rejeté. Le vivant est un. Les buffles, les vaches et les chiens le savent, et se mêlent naturellement au lent ballet de l’existence.
Tel est l’univers des Dieux, celui de l’ouverture. C’est là qu’ils accueillent, enseignent et consolent.
A l’autre extrémité du monde, tout là-haut, loin, se trouve la rue. Elle serpente sur la cime, singeant sinistrement le cours du fleuve. Ici, ce n’est plus de l’eau qui coule, mais des excréments. Ici, ce n’est plus la lumière qui domine, mais le noir éternel. Ici, ce n’est plus le pays des Dieux, mais celui des hommes. 
Coincée entre les maisons qui la cernent, étroite et sournoise, la rue se faufile en arrière-plan. Elle a peur d'elle-même. Elle est encapuchonnée de toiles multiples qui la protègent de son ennemi, le jour. Le vivant y est vil, souillé et souillant, accroupi et rampant.
Y règnent le sale, la cacophonie et les heurts. Des déchets de toutes sortes conchient le sol. La pluie, loin de les nettoyer, les transforme en un cloaque de boue écœurant et répugnant. Les bruits qui retentissent et s’entrechoquent, ne sont qu’accumulations de cris, de violences et de souffrances. Pour avancer et se créer leur chemin, des motos, monstres d’acier anonymes, fendent la foule sans délicatesse, taillant à vif dans la jungle humaine et inhospitalière.
A même le sol, baignant dans l’ordure, des mendiants amputés tendent servilement la main. D’autres rampent, se servant de la boue comme d’un fluide facilitant leur reptation. Plus loin, la mélodie d’une flûte arrive difficilement à faire onduler un serpent à sonnettes, dont le maître ne charme aucun passant. Dans l’obscurité d’une échoppe, un nuage de guêpes exécute une danse macabre sur des gâteaux en décomposition. Les miasmes de la vie collent à la peau, glu nauséabonde qui infiltre tout. L’humanité y est un tas informe.
Michel Serres avait-il en tête cet univers quand il a écrit dans "le Contrat Naturel" : « À l'imitation de certains animaux qui composent leur niche pour qu'elle demeure à eux, beaucoup d'hommes marquent et salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu'ils le deviennent. Cette origine stercoraire ou excrémentielle du droit de propriété me paraît une source culturelle de ce qu'on appelle, pollution, qui, loin de résulter, comme un accident, d'actes involontaires, révèle des intentions profondes et une motivation première. »
Tel est l'univers des hommes, celui de la fange. C’est là qu'ils vivent, travaillent et blasphèment.
Régulièrement, ponctuant l’égout vivant, des boyaux latéraux surgissent. Ils sont les voies qui coulent vers la lumière. Commençant par des passages étroits, ils s’élargissent au fur et à mesure de leur descente, et finissent en ghâts majestueux. Entonnoirs inversés entre la noirceur des hommes et la beauté des Dieux, ils sont des appels à la conversion et à la foi. 
A Bénarès, pour rejoindre la vertu, il suffit de lâcher prise, de se laisser glisser et de se soumettre à l’attraction des Dieux. Il n’est nul besoin ni de lutter, ni de faire des efforts. Les Dieux y sont bons et compréhensifs. Le salut n’y est pas atteint par la douleur, mais par la douceur et la facilité. Ils parient sur l’intelligence des hommes et l’acceptation de leur faiblesse. Le Gange, hôte conciliant et infatigable, attend patiemment tous ceux qui viendront s’y plonger.
Une fois le fleuve mère atteint, si jamais la nostalgie assaillit l’humain, s’il craint de s’être trop approché des Dieux, si vivre sous leur regard constant lui pèse, si la fange quittée lui manque, si la chaleur animale lui fait défaut, alors il lui faudra escalader péniblement le ghât, marche après marche, pour se hisser ensuite dans le boyau, mètre après mètre. La lumière baissera petit à petit, jusqu’à s’éteindre. Les bruits du monde l’envahiront progressivement. Les odeurs l’abreuveront. 
Il sera libéré de l’emprise des Dieux et pourra marcher sans être vu. Oui, mais à quel prix ? A celui d’accepter la plaie et la douleur des hommes.

A Bénarès, on apprend qu’il faut choisir. Les Dieux ou les hommes. La lumière ou la fange. Le divin ou le réel. La pureté ou le mensonge. Le paradis ou la vie.

8 févr. 2017

MOONLIGHT OU LA DIFFICULTÉ DE SE COMPRENDRE ET DE S’ACCEPTER

What did you expect ?
Un enfant court pour échapper à des poursuivants, visiblement déterminés à lui faire passer un mauvais quart d’heure. Rapide et adroit, il arrive à se réfugier dans un appartement abandonné.
Juan, un dealer, qui a observé la poursuite, vient le déloger. Pour cela, il arrache un contreplaqué qui murait une des fenêtres. D’une geste leste, il enjambe l’embrasure. L’enfant, blotti contre un mur, reste muet.
En quelques plans, tout est dit.
Chiron – c’est l’enfant – sera une proie tout au long de son enfance, et croira s’en sortir en renaissant en une réincarnation de Juan, celui qui lui a rouvert une fenêtre.
Mais, comme lui dira tout à la fin du film, Kevin, son seul ami, lorsqu’il le retrouvera si différent : « It was not what I expect ». Sa seule repartie sera alors : « What did you expect ? »… jusqu’à s’abandonner dans ses bras.
Oui la vie n’est pas ce que l’on attend, et il n’est pas facile soi-même de comprendre qui on est et de l’accepter…

Moonlight est un grand film à ne pas manquer.