31 juil. 2013

LES FOURMIS DE FEU SONT SAUVÉES PAR DES RADEAUX QUI LES DÉPASSENT

La force de la tribu des fourmis de feu
Les fourmis de feu vivent essentiellement, en Amérique du Sud, où elles sont nées et prospèrent. Elles sont des forces de la nature, capables de se déplacer rapidement et de tout ravager sur le chemin.
Comme tous les êtres vivants dans ces régions, elles sont soumises à un phénomène chronique et destructeur : les pluies diluviennes et les inondations. Tant que la pluie ne dépasse pas une certaine intensité, tout va bien elles peuvent continuer leur progression. Mais quand l’inondation survient, elles vont être emportées comme des fétus de paille et leur toute puissance n’est rien face à la puissance des courants.
Comment font-elles donc pour survivre ? Ont-elles individuellement appris à nager ? Voit-on les unes partir en un crawl réinventé, les autres à la brasse ? Non, dès que le risque d’une inondation est patent, avant d’être submergées par le flot, elles s’agrippent les unes aux autres, emprisonnent, chacune et ensemble, un maximum d’air, et forment une sorte de radeau qui a la souplesse et la résistance d’une balle de tennis. Cette structure de forme quasi circulaire a une double propriété : elle est résistante, et elle est insubmersible. Toutes ensemble, les fourmis sont devenus un radeau qui flotte quoi qu’il arrive.
Au cœur du radeau, bien protégée par toutes ses ouvrières, se trouve la reine. Avec l’air embarqué, non seulement tout le monde flotte, mais respire. Les jours peuvent passer, rien de grave ne survient : même si le radeau heurte une souche emportée par le courant, il n’est pas détruit ; s’il est pris dans des torrents ou des vagues, il ondule dans le courant. Probablement quelques fourmis périront au cours du voyage, mais comment les compter et qui s’en préoccupe ? Seul vrai risque, les poissons qui, s’ils repèrent un tel radeau, vont s’en nourrir. Aucun système n’est pas parfait, et la probabilité d’une rencontre avec un poisson est faible. Un jour, au gré des courants, le radeau en vient à se trouver heurter la rive. Alors les fourmis du bord s’y agrippent, la reine est transportée, les liaisons se dénouent et la marche conquérante des fourmis de feu reprendre.
Peut-on être sauvé par ce que l'on ne comprend pas ? 
Nous voilà donc avec des fourmis de feu qui, tout en ne sachant pas nager, élaborent un radeau insubmersible. Mais au fait, comment est né le premier radeau ? Les fourmis de feu ont-elles été fatiguées de se voir décimées, année après année, par les inondations à répétition ? Ont-elles un jour mis sur pied un bureau d’études pour chercher quelle pouvait être la meilleure réponse à ces cataclysmes récurrents ? Après avoir débouché sur quelques idées, ont-elles construit des prototypes, avant de retenir le principe du radeau ? Se sont-elles ensuite entraînées à le réaliser le plus rapidement possible ? Non, n’est-ce pas… La solution a dû naître au hasard des télescopages de la vie. Les seules fourmis qui sont passées au travers des aléas de l’évolution sont celles qui ont acquis cette propriété. Impossible de savoir comment cela s’est passé.
D’ailleurs, posons-nous alors une question « simple » : une fourmi de feu est-elle capable de comprendre, ou simplement de percevoir des propriétés qui la dépassent, mais auxquelles elle participe, et qui n’existeraient pas sans elle ? Sait-elle ce qu’elle fait et pourquoi elle le fait ? Imaginez-vous à l’intérieur du corps d’une fourmi de feu en train d’agripper votre voisine : comment pourriez-vous conceptualiser ce que vous êtes en train de faire, ce d’autant plus que vos capacités cognitives individuelles sont très limitées ?
Dommage que je ne puisse pas interroger une fourmi pour avoir la réponse ! Mais il est quand même peu probable qu’elle soit à même de comprendre ce qui la dépasse au sens strict du terme. Même nos chercheurs les plus émérites ont du mal à modéliser ces radeaux flottants et leur caractère quasiment indestructible

(Photo David Hu and Nathan J. Mlot)

(Article paru en 2 parties les 10 et 11 avril 2013)

29 juil. 2013

L'ICEBERG DE L'INCONSCIENT

Qui suis-je ?
« Je pense, donc je suis » a affirmé Descartes il y a presque cinq cents ans. Quel chemin parcouru depuis, et quelle remise en cause tant de la notion de pensée, que celle d’identité ! En effet, ce « je » conscient, celui qui est capable non seulement de constater ce qu’il fait, mais pourquoi il le fait, n’est que la pointe immergée de l’iceberg de notre identité.
En effet, comme, par hypothèse, nous n’avons accès qu’à nos processus conscients, c’est-à-dire à ce que nous pouvons analyser, jusque tout dernièrement, nous ne nous sommes pas rendus compte qu’une bonne partie de ce qui nous sous-tend, nous est inaccessible, profondément caché dans les profondeurs de nos processus inconscients ou déformé par nos souvenirs et nos émotions.
Je ne parle pas là seulement des processus qui régissent l’équilibre de notre corps ou qui nous permettent de marcher ou nager sans y penser. Non, c’est bien la totalité de nos processus cognitifs qui sont en jeu, et nous ne sommes que « superficiellement » conscients : la plupart du temps n’avons accès qu’aux conséquences de choix inconscients qui ont été fait à l’insu de nous-mêmes, si ce « nous-mêmes » ne recouvre que notre conscience.
Voulez-vous quelques exemples pour vous montrer la taille de l’iceberg de nos processus inconscients ?
Un enfant croît désirer librement du lait
Voici quelques exemples pour vous montrer la taille de l’iceberg de nos processus inconscients :
- Si, bébé, vous avez dû attendre un biberon pendant plusieurs heures dans une pièce où tout était rouge, couleur que vous découvriez pour la première fois. Cette situation a laissé une trace indélébile avec laquelle vous vivez depuis : à chaque fois que vous voyez la couleur rouge, vous vous sentez mal à l’aise et ressentez une émotion négative violente. Et, comme vous n’avez aucun souvenir conscient de cette épisode initial, vous ne comprenez pas pourquoi.
- Notre mémoire n’est pas un système stable et figé : chaque souvenir est décomposé lors de son stockage initial, puis, à chaque rappel, reconstruit et modifié. Se souvenir, c’est un peu comme transporter un meuble en le démontant et en le remontant de façon incomplète et un peu inexacte. Ces souvenirs sont en plus colorés par les émotions ressenties alors.
- Il est dimanche matin, vous venez de vous réveiller. Comme votre planning est libre, que rien n’est prévu, vous devez décider de ce que vous allez faire de cette journée. Rapidement trois options s’imposent à vous, et c’est entre elles que vous choisissez. Pourtant le nombre réel des choix possibles était beaucoup plus vaste : vos processus inconscients ont fait un premier tri, et vous n’avez traité consciemment qu’un choix limité.
- Face à un jeu où il s’agit de trouver parmi quel tas il est plus intéressant de tirer des cartes, vous trouvez quelle est la bonne stratégie, avant d’être capable d’expliquer ce que vous faites. Ce n’est que plus tard que vous pourrez expliciter les raisons de votre choix.
- Face à un choix complexe et multicritères, ce n’est pas la décision consciente qui aboutit à un choix qui correspond le mieux à vos objectifs annoncés : c’est en faisant confiance à votre intuition que vous ferez le meilleur choix, ceci notamment à cause de la capacité des processus inconscients à traiter rapidement et de façon parallèle des données complexes.
- Notre système nerveux ne vous « donne à voir » de façon consciente, qu’une seule interprétation du monde à un instant donné, alors que d’autres réponses possibles ont aussi été traitées, et chacune avec un niveau de vraisemblance associée. Si l’on vous demande de fournir après un certain intervalle de temps, une deuxième réponse, la moyenne des deux réponses sera meilleure que chacune prise isolément, même si la deuxième est moins bonne que la première.
- Au-delà de la vision consciente, il y a ce qui a été baptisée « la vision aveugle » : des informations que vous ne savez pas avoir vus sont traitées et aboutissent à des prises de décision. Par exemple, vous pouvez désigner des objets que vous ne savez pas avoir vus, ou ressentir des émotions pour des visages dont vous n’avez aucun souvenir conscient.
Comme Spinoza l’a écrit, il y a longtemps : « C’est ainsi qu’un enfant croit désirer librement le lait, et un jeune garçon irrité vouloir la vengeance, ou un pusillanime, la fuite. »
Le moi s'invente des histoires
C’est bien d’un iceberg qu’il s’agit : l’essentiel de l’énergie consommée par le cerveau est appelée « l’énergie sombre », représenterait 80% du total et serait consommée en continu, même quand notre cerveau est en repos.
Enfin, si jamais nous sommes confrontés à un événement inexplicable, nous n’hésiterons pas à réinventer un passé qui n’existe pas :
- Si la raison de notre comportement est liée à une information subliminale, inaccessible à notre conscience, nous trouverons une autre explication.
- Si nous croyons avoir fait un choix, nous construisons des raisons pour l’expliquer.
Siri Hustvedt, une poétesse et essayiste, a vécu une histoire exemplaire de recomposition du passé. Comme elle le relate, dans « La femme qui tremble », elle a un souvenir d’enfance très précis qui se déroule alors qu’elle avait quatre ans. Elle voit très bien du lieu exact où il s’est déroulé, lieu qui est celui de sa maison d’enfance. Sauf qu’elle s’est rendue compte dernièrement que cette maison n’avait pas encore été acquise par sa famille quand elle avait quatre ans.  Elle avait reconstruit une histoire simple, cohérente et facilement racontable.
Jung définit ainsi le moi : « J’entends par Moi un complexe de représentations formant, pour moi-même, le centre du champ conscienciel, et me paraissant posséder un haut degré de continuité et d’identité avec lui-même… Mais le Moi n’étant pas le centre du champ conscienciel ne se confond pas avec la psyché ; ce n’est qu’un complexe parmi d’autres. Il y a donc lieu de distinguer le Moi et le Soi, le Moi n’étant que le sujet de ma conscience, alors que le Soi est le sujet de la totalité de la psyché, y compris de l’inconscient. » 1

Le "Je" créateur d'incertitude
Comment puis-je dire « je » alors que bon nombre de mes actes échappe à ma volonté consciente ? Comment puis-je avoir une sensation d’identité et de continuité, alors que tout se forme et se déforme sans cesse, que tout est bâti sur des sables mouvants ? Inutile d’imaginer me raccrocher à ma mémoire comme un quelconque absolu, puisqu’elle est faite de rocs et de sables mouvants. Aussi, comment puis-je dire « je » ?
Dire « je », c’est arriver à passer au travers de trois étapes : percevoir le temps présent, même si c’est au travers d’interprétations ; s’en souvenir, même si c’est à coups de déformations ; savoir que l’on s’en souvient, c’est-à-dire arriver à relier tous ces événements dans une trame temporelle et s’identifier à cette continuité élaborée.
Comme l’a écrit Joëlle Proust : « Prenons par exemple un souvenir comme « je me rappelle que j’ai visité le château de Versailles ». Il ne suffit pas que « je » dans « je me rappelle » et « je » dans « j’ai visité » se trouvent faire référence à la même personne ; il faut en outre que je sache qu’il s’agit bien de la même personne. (…) Pour être une personne, on doit au minimum être conscient de deux événements (d’avoir vu Versailles et de s’en souvenir) et de les rassembler dans la même expérience consciente présente concernant le même « je ». » 2
Le défi est d’arriver à ce processus d’identification alors que nous ne percevons que la pointe de l’iceberg de nos processus mentaux : notre « soi », c’est-à-dire tout ce que le cerveau qui habite notre corps a conçu, trié et piloté, est beaucoup plus vaste que le « moi », que nous connaissons.
Aussi, où commence et finit notre identité ? Doit-elle s’arrêter au « je » conscient ? Ou, pouvons-nous être tenus pour responsables de tout ce que mon corps a fait, y compris en cachette de notre volonté effective ? Vastes questions auxquelles je ne sais pas personnellement, quelle réponse apporter…
Quoi qu’il en soit, nous devons admettre ne connaître que la partie émergée de notre iceberg. Nous sommes et serons toujours des inconnus pour nous-mêmes. Aussi, nous devons apprendre à vivre avec ces terres inaccessibles qui nous habitent. Il n’y a pas d’autre issue.
Autre conséquence, il est bien illusoire de croire que le cerveau humain est capable de réduire l’incertitude qui grandit avec le monde. Au contraire, il est, lui-même, comme tout ce qui habite l’univers et s’y développe, un facteur d’accélération de l’incertitude !

(1) CG Jung, Types psychologiques
(2) Joëlle Proust, La nature de la volonté

(Article paru en 4 parties entre le 17 et le 21 janvier 2013)

26 juil. 2013

RÊVES ET POSSIBILITÉS

Télescopages thaïlandais (2)
En marchant parmi les arbres, vous aurez parfois l’impression d’être épié, regardé, surveillé. Pourtant aucun bruit autour de vous. Rien. Personne n’est là, vous en êtes sûr.
Mais vous n’avez pas rêvé. Arrêtez-vous, et regardez un peu mieux. Là au milieu de la trame des racines qui tissent le tronc de cet arbre, un visage de pierre vous dévisage. Parfaitement immobile, il est nourri de la sève qui l’encercle.
Mais qui supporte l’autre ? Est-ce si certain que ce masque s’y cache ? N’est-il pas plutôt en train d’y naître ?
Restez donc suffisamment longtemps sans bouger, et attendez de voir ce qui va se passer. Petit à petit, quand il sera en confiance, il se mettra à avancer vers vous. Il aura du mal au départ à s’extirper des liens qui l’attachent. Puis vous verrez, il s’approchera.
Alors vous entendrez la magie de ses enseignements, la puissance de sa pensée, et la force de l’histoire qui le porte et qu’il incarne…
Il est des ponts qui ne servent qu’accessoirement à franchir des rivières. C’est le cas de celui-ci qui, avant tout, dessine une perspective et est une invitation à aller de l’avant.
Vous pourriez avoir peur de vous y engager, pensant qu’il est fragile et instable. Vous imaginez déjà sa structure osciller sous vous pas, vous sentez les planches bouger, vous craignez que certaines ne se dérobent. Et qu’est-ce qui se cache dans les eaux boueuses qui coulent en dessous ?
Mais laissez-vous aller à la tentation de cette ouverture vers un infini qui s’échappe. Pourquoi avoir peur de ce qui n’est pas ? Pourquoi ne pas plutôt vous laisser attirer par ce futur potentiel.
Fermez donc les yeux, que votre main saisisse la corde qui court le long du pont, que votre pied fasse le premier pas, et ne pensez plus. Alors, la magie de ce que vous ne connaissez pas encore vous emportera…
A quoi jouent-t-ils, l’un accroché au dos de l’autre ? Quelle est la raison de ce couple insolite qui plane sur les eaux de Phuket ?
D’aucuns vous diront que celui qui se trouve derrière est un moniteur qui guide la course de ce parachute ascensionnel, et que celui qui se trouve devant n’est qu’une marionnette entre ses mains.
Peut-être…
Mais n’est-il pas plus intéressant de prendre cette juxtaposition, en oubliant ce que l’on a pu vous en dire ?
Vous verrez alors surgir plein de possibilités. L’homme en bleu est-il un parasite, un auto-stoppeur du ciel, qui a surgi de l’eau ? Ou essaie-t-il d’empêcher le parachute de décoller, tentant de l’attirer dans les flots ?
Et pourquoi l’autre est-il si inerte et passif ? Sait-il seulement qu’il n’est plus seul ? Attend-il le moment propice pour agir ?

(Le visage dans l'arbre se situe dans le temple d'Ayutthaya, à 75 km au Nord de Bangkok. Le pont est lui à Sukhothaï, l'ancienne capitale de la Thaïlande, située à 600 km au Nord de Bangkok. Inutile de préciser où se trouve Phuket...)

24 juil. 2013

FERMONS LE ROBINET DES VOITURES INUTILES !

Pourquoi continuons-nous à dépenser autant dans des objets dont nous nous servons si peu ?
Fin 2011, est sorti le numéro 2 de la revue PAM de l’Association des Anciens de l’École des Ponts et Chaussées, revue dont je suis éditorialiste. Ce numéro 2 était consacré au récent Forum mondial sur l’eau, et j’ai choisi de centrer mon billet non pas sur l’eau et le gaspillage que nous en faisons dans nos pays, mais à un autre dont on ne parle, à mon avis, pas assez, celui de toutes nos voitures qui roulent si peu, et la plupart du temps quasiment vides. Voici cet article tel qu’il est paru.
« Ferme ce robinet, et ne laisse pas couler l’eau ! C’est du gaspillage ! »
Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette phrase dans notre enfance, ou ne l’avons-nous pas prononcée depuis ?
Au moment de la prise de conscience que cette ressource si essentielle risque de ne plus être au rendez-vous, ce même dans nos pays, il est plus que jamais d’actualité de lutter contre ce gaspillage. Quoi de plus naturel donc que la revue Ponts-Alliance face de l’eau, le thème central de son deuxième numéro.
Certes, certes…

C’est pourtant un autre robinet que je voudrais voir fermer, une autre eau que, sans cesse, nous laissons se dissiper emportant bon nombre des ressources de notre planète.
Quelle est cette « eau » que nous gaspillons chaque jour d’avantage ? Je veux parler de nos chères voitures.
Car enfin, nous n’arrêtons pas d’en acheter pour ne pas nous en servir :
- Même quand on l’utilise souvent, on ne s’en sert qu’une heure par jour – je mets de côté les représentants et autres professionnels de la voiture –, soit 4% du temps.
- Quand on est dans sa voiture, le plus souvent on est seul, soit un taux d’occupation de 25%, voire 20% pour les plus grandes.
- Ainsi les voitures les plus utilisées ne le sont qu’à moins de 1% de leur capacité.
- Et pour la plupart, leur occupation principale est celle d’être des ventouses sur des parkings…
Or en moyenne, en 2011, les Français ont dépensé 21 000 € pour acheter un véhicule, soit 12% de plus qu’en 2010 (1), véhicule qui perdra de la valeur quoi qu’il lui arrive, et qu’il faudra assurer, entretenir… et nourrir si jamais on décidait de le faire rouler.
Et quand je pense que d’aucuns se sont offusqués de voir Serge Gainsbourg lors d’une émission de télévision, brûler un billet de 500 F ! C’est pourtant ce que nous faisons collectivement en permanence en accroissant le parc automobile.
Un tel gaspillage coule-t-il de source ? N’est-il pas temps d’en appeler à l’émergence, là aussi, d’une économie sociale et solidaire (2) ? Pourquoi ne pas fluidifier la mobilité ?
Je sais que certains m’opposeront que la voiture est un statut, une façon de paraître en société. Mais est-ce raisonnable et durable, quand nous rentrons dans une période d’économie et de remise en cause de notre niveau de vie ? Et est-ce que pour la nouvelle génération, la voiture n’est pas plus une contrainte qu’un statut ?
D’autres voudront défendre ces usines qui sont parmi les dernières en France. Mais comment croire que la performance économique et la lutte contre le chômage passent par la production de biens largement inutilisés et consommant les ressources rares de la planète ?
Pourquoi pas alors simplement ouvrir des entreprises qui creuseraient des trous, que d’autres boucheraient, trous que l’on proposerait à la location ou la vente, le temps de leur existence ?
Cela ne serait pas plus utile, mais au moins, cela serait favorable à l’environnement !

(1) source L’Argus
(2) Comme notamment l'initiative de taxi partagé (http://www.cityzencab.com) ou de partage de voiture personnelle via internet.

(Article paru dans le Cercle Les Echos le 8 janvier, dans la revue PAM de Ponts Alliance de Décembre 2012, et sur mon blog le 10 janvier)

22 juil. 2013

LA RÉPONSE À L’INATTENDU N’EST PAS L’ABANDON DE SON OBJECTIF STRATÉGIQUE, MAIS LE CHOIX D’UNE NOUVELLE VOIE POUR L’ATTEINDRE

La question centrale du management n’est plus la décision, mais la capacité à faire converger des processus chaotiques et émergents

La Lettre mensuelle AETOS (1) dans son numéro de mars m'a interviewé. Occasion de revenir sur ma vision du management dans l'incertitude, et de commencer à parler de mon prochain livre, sur le management par émergence.
Dans "Les mers de l’incertitude" (cf. AETOS hebdo n°13, 01/2012), vous estimez que, pour construire une stratégie, toute organisation doit d’abord oublier le présent et partir du futur en cherchant sa destination, "tel le fleuve sa mer". Est-ce si facile de s’affranchir de la pression du présent pour conserver une vision claire de l’avenir ?
Sommes-nous certains que cette "pression du présent" soit si impérieuse ? S’il suffisait de courir pour être plus efficace, toutes les entreprises le seraient, car je ne vois que des gens qui courent de tous côtés ! Plus fondamentalement, il m’apparaît indispensable de s’affranchir du bruit inutile et vain. Ce n’est pas en étant pris dans les turbulences d’un fleuve que l’on peut comprendre où il va, et ce qui l’attire. Quand on est captif de mouvements vibrionnaires, on ne perçoit plus rien, et un méandre peut être aisément pris pour un mouvement de fond.
Par exemple, que veut dire cette focalisation sur les taux de croissance ? Je ne conteste pas, bien sûr que la croissance doive être mesurée. Mais comment croire que c’est possible au travers d’un taux qui est la dérivée d’un PIB, qui n’est lui-même qu’une approximation de l’activité réelle du pays, avec des transactions par Internet en plein essor, mais non modélisables ? Toute erreur de 1 % sur le calcul du PIB conduit donc à ne pas savoir si, pour un taux de croissance annoncé de +1 %, on se situe à -1 % ou à +3 % de croissance !
Il faut donc savoir ne pas se laisser emporter par l’absurdité de raisonnements purement mathématiques, de théories économiques qui n’ont en fait jamais démontré leur validité. Leur seule force est de relever de la "pensée-perroquet", répétée sans fin d’un média à un autre, d’un expert à l’autre. Alors que depuis plus de 10 ans les décisions dans le monde réel sont prises en fonction d’indicateurs virtuels, il vaudrait mieux en revenir à des données tangibles, dont on comprend le sens, comme le volume de béton coulé prêt à l’emploi ou des valeurs de la consommation des ménages.
Clausewitz affirmait "qu’en cas de doute, nous devons garder notre idée de départ et ne pas en dévier tant qu’une raison claire ne nous a pas convaincus de le faire". Qu’en pensez-vous ?
Il ne faut pas en effet, sauf cas de force majeure, se laisser détourner de son objectif. Mais à condition que celui-ci ne soit pas fixé sur un coup de tête, ou en suivant la mode induite par le bruit ambiant ! Ce que l’on vit n’est pas ce dont on parle. Et quand je vois des comités de direction choisir une stratégie entre deux avions, je ne suis pas franchement rassuré… La réponse à l’inattendu n’est pas dans l’abandon de sa mer, mais dans le choix d’une nouvelle voie pour l’atteindre.
Comment concilier concrètement la nécessité du pilotage au long cours avec l’acceptation de l’imprévisibilité de notre environnement ? Pourquoi préconisez-vous plus particulièrement de "diriger en lâchant prise" ?
Précisons d’abord que le "lâcher-prise" n’est pas le "laisser-faire", ou l’abandon au simple jeu des forces qui nous entourent. Il est la reconnaissance de ces forces, leur acceptation et leur compréhension, afin de s’y inscrire et d’en tirer parti. Comment, tout en lâchant prise, concilier le pilotage effectif au long cours et l’acceptation de l’imprévisibilité ?
En concevant les actions de l’entreprise comme des poupées russes dont l’extérieur est stable et le cœur changeant. Tout comme une armée, à ma connaissance, s’articule autour de quatre niveaux de décision (politique, stratégique, opératif et tactique), l’entreprise s’organise selon un processus d’emboîtement de quatre poupées russes.
À l’extérieur, la mer visée relève de la "métastratégie" : c’est un point fixe choisi pour la vie. La beauté pour L’Oréal, "l’information du monde" pour Google… En sont déduits les "chemins stratégiques", qui comprennent à la fois le cadre stratégique et les principes d’actions – c’est-à-dire les "voies et moyens" à emprunter et à mobiliser pour atteindre cette mer. Le troisième emboîtement est "le dessin dynamique des chemins stratégiques" : il permet de passer de l’intention à la concrétisation (choix des marques, de leur positionnement, du portefeuille produit, des marchés cibles…).
Le quatrième et dernier emboîtement est celui des actions immédiates, quotidiennes, concrètes. Elles vont inscrire tous ces emboîtements dans le réel pour proposer des produits et des services tangibles aux clients visés : quels produits ? Avec quelles formules, quelle communication, quels packagings ? À partir de quelles usines, à quels prix, selon quelles promotions, avec quelles animations de la force de vente ?
On aboutit bien de la sorte à un emboîtement de matriochkas : des actions immédiates qui réalisent des produits, emboîtées dans des marques qu’elles contribuent à construire, elles-mêmes donnant naissance à l’expansion mondiale de l’entreprise dans les marchés qu’elle a choisis, ce qui la rapproche chaque jour un peu plus de sa mer, en donnant corps et réalité à sa métastratégie. L’on obtient ainsi, comme dans le cas de L’Oréal, une entreprise structurellement stable dans la direction qu’elle vise, et sans cesse changeante au quotidien : le chaos apparent des initiatives de chacun contribue à la résilience globale du système !
Dans Les Échos du 4 mars 2013, l’éditorialiste Jean-Marc Vittori rappelait la nécessité d’être "à la fois souple et simple, visionnaire et exemplaire". Que vous inspirent ces conseils en leadership ? Quelles sont les entreprises, et plus généralement les organisations, qui arrivent à créer vraiment de la valeur dans la durée ?
Certes, on ne peut qu’être d’accord avec une proposition qui affirme qu’il faut être "à la fois souple et simple, visionnaire et exemplaire" ! Mais l’expérience montre que si l’intention et la volonté sont là, la réalité l’est beaucoup moins souvent… Pourquoi ? Parce que l’on confond zapping et performance, que l’on croit que si un dirigeant a réussi quelque part, il réussira ailleurs, ou encore parce que l’on imagine que c’est le changement des actionnaires et du management qui permettront l’agilité et la poursuite de la création de valeur.
Je pense exactement le contraire. Tout d’abord, le management est un art de la contingence : si un dirigeant a réussi ici et maintenant, la seule conclusion qu’il faut en tirer est qu’il a réussi ici et maintenant ! Toute transposition à d’autres situations est purement spéculative.
Ensuite, les processus de décision relèvent majoritairement de l’inconscient. Nous pouvons en constater les effets, mais sans en comprendre précisément les modalités concrètes. Ceci est vrai pour les actionnaires, le conseil d’administration, le comité de direction, et plus généralement pour l’entreprise.
La performance tient donc dans l’ajustement de ces processus inconscients, ce qui n’est possible que si tout ce petit monde a grandi ensemble. La création de la valeur dans la durée repose d’abord sur la stabilité du management et des actionnaires. De ce point de vue, les entreprises détenues ou contrôlées par un actionnariat familial disposent d’un atout indéniable.
Quel est le rôle du facteur temps dans ce "trépied" ?
Le temps est le ciment commun, ce dans quoi s’inscrit l’action. Les emboîtements se multiplient, les émergences naissent, l’incertitude s’accroît en s’inscrivant dans le temps. Le temps est aussi cette matrice dont nous aimerions maîtriser le cours, pour l’accélérer ou le ralentir, ou parfois pour effacer les actions passées. Mais si le temps pouvait ainsi être remodelé, les attentes et les desseins des uns et des autres seraient au mieux distincts, et le plus souvent contradictoires.
Nous cesserions d’être synchrones, d’habiter le même monde et de pouvoir agir ensemble. Le temps est donc bien la source d’un pacte commun : pour le meilleur et le pire, nous habitons le même monde, et nous dépendons les uns des autres. Le temps impose ainsi sa mesure et ne peut pas être considéré comme une variable d’ajustement, extensible et contractable à souhait, y compris en management : ce n’est pas en tirant sur une plante qu’on la fera pousser plus vite !
La stratégie repose in fine sur le décideur, qui doit selon vous "être stable pour pouvoir se diriger et diriger, être fort pour aimer l’incertitude, s’appuyer sur l’incertitude pour se renforcer". Une telle posture ne gagnerait-elle pas à être davantage diffusée dans la société ?
Bien sûr. Nous vivons une transformation profonde du monde dans lequel nous vivons, comme l’expliquait déjà Michel Serres, dès le début des années 2000, avec son livre "Hominescence". Nous ne vivons pas une crise, nous n’inventons pas un nouveau mode de production : nous sortons de nos cavernes mentales et cloisonnées. Après les ères du minéral, du végétal, de l’animal et de l’humain, nous entrons dans ce que j’appelle le "Neuromonde" – ce monde de connexions et d’échanges dans lequel nous sommes soumis aux incertitudes de tous.
Apprenons donc collectivement la responsabilité et la modestie. La responsabilité, car chacun de nous joue un rôle dans ce Neuromonde. La modestie, car personne ne le comprend vraiment. Et là n’est pas l’essentiel. Observons, analysons, interprétons, soyons en quête de sens, et le meilleur sera au rendez-vous. Agissons sans but, affirmons, répétons, soyons en quête de pouvoir, et le pire sera au rendez-vous.
Qu’est-ce qu’un chef, un dirigeant, ou même un actionnaire "éclairé" dans ce Neuromonde ? Davantage un philosophe ou un historien qu’un technicien. Un créateur de sens et de stabilité, qui sait fixer un cap et s’y tenir, déterminé, dans la durée… Un véritable stratège en somme ! 
(1) Aetos est la revue du Centre d’études stratégiques aérospatiales de l'Armée de l'Air. Elle veut être un lieu de retours d’expérience, réflexions, regard sur les idées et défis du moment. Elle s'adresse à l’ensemble de la société.
(Article paru en 5 parties entre le 3 et le 9 avril)

19 juil. 2013

AUTRES RENCONTRES INSOLITES

Télescopages thaïlandais (1)
Retour en Thaïlande pour quelques télescopages aléatoires, des rapprochements insolites, des moments reconstruits par ma digestion mentale.
Une petite route serpente dans le Nord de la Thaïlande, entre Mae Salong et Mae Chan, au Nord de Chiang Rai. Une route un peu perdue, une bande de macadam qui est venue s’inviter au sein de la végétation luxuriante.
Pourquoi est-elle là ? De quel droit trouble-t-elle le vert qui l’entoure ? Comment les mains des hommes ont-elles pu se croire autorisées à procéder à une telle saignée ?
Aussi légitimement, chaque bribe de végétation, chaque plante, chaque racine la mange, la dévore et l’assimile. Déjà le gris est encerclé, et se dissout. La tache commence à s’effacer, et l’asphalte n’est plus qu’un goulot où une voiture se glisse à peine.
Encore quelques semaines, et tout sera redevenu en ordre. Dans un rot final, la nature finira l’absorption de ce qui n’aurait jamais dû être.
De Mae Hong Son, un bateau m’emmène vers un village lové au fond d’une vallée. Terre des Karen, ces réfugiés qui ont quitté il y a des années les terres inhospitalières de la Birmanie voisine.
Là, se trouve un collège chrétien, et, à ma grande surprise, me voilà spectateur d’une fête des enfants. Habillés d’un short bleu et d’une chemise blanche, ils exécutent, sagement et veillant à respecter une chorégraphie probablement longuement apprise, des mouvements de danse sans liens clairs avec leurs origines.
Les parents sont tout autour et les observent. Rite habituel et sans frontières du plaisir de voir sa progéniture devenir, le temps d’un spectacle, les héros de la fête. Les enfants ne sont pas en reste, et loin de tout folklore et de toute nostalgie, s’amusent et se contorsionnent. (voir la vidéo ci-dessous)

Parmi la foule des parents, certaines femmes arborent fièrement des colliers qui étirent et soulignent leurs cous. C’est la tradition de cette tribu, les Karen aux longs cous. Certaines adolescentes ont commencé à superposer ces cercles.
Un peu plus loin, dans les ruelles du village qui domine l’école, mon regard s’arrête sur l’une d’elles. Il émane une force et une joie étranges de sa silhouette insolite.
Je ne sais pas d’où vient cette tradition, et ne veut pas l’apprendre. Je préfère rester dans le vide de l’observation et dans le rêve de mon imagination. Je vois des nuits où la tête se rétrécit pour pouvoir se glisser dans ces anneaux… à moins que ce ne soit eux qui se dilatent.
J’aime la beauté des cous allongés et sertis. Comme nos colliers me semblent vains et ridicules, face à la magie de cet échafaudage doré !

17 juil. 2013

L'ÉCOLE DE GUERRE, L'ÉCOLE EN POINTE SUR L'ACTION DANS L'INCERTITUDE !

Va-t-il falloir faire passer tous les dirigeants d’entreprises par l’École de Guerre pour que la relation à l’incertitude soit comprise et acceptée ?
Le 21 janvier, le général Vincent Desportes participait à une conférence organisée par l’École de Paris du Management. Occasion de poursuivre mes échanges avec lui, échanges commencés il y a maintenant environ une année, lors d’une intervention conjointe pour une conférence sur l’action dans l’incertitude auprès du Medef bordelais. Confirmation que, décidément, le management des entreprises a beaucoup à apprendre du management des armées.
En effet comme je l’ai déjà souligné, les militaires ont depuis longtemps accepté l’incertitude et développé des approches très pertinentes pour faire face au "brouillard de la guerre".
Voilà ainsi ce général qui affirme que "l’homme est le plus adapté à l’incertitude", car lui seul peut travailler dans le flou, que "le vivant est chaotique par essence", et que donc, il ne faut pas tout prescrire, tout définir.
En écho à ses propos me revient ce que, du temps de Bossard Consultants, ce cabinet où je me trouvais il y a maintenant plus de quinze ans et malheureusement disparu, nous appelions, le "gruyère de la participation" : si tout est défini, personne ne peut s’engager, et exprimer son potentiel. Ce sont les trous laissés qui permettent à tout un chacun de s’investir et d’ajuster le cadre général à la situation concrète, locale et circonstancielle.
Vincent Desportes parle lui de "bulle de liberté d’action", mais c’est manifestement exactement la même idée. Il insiste aussi sur l’importance des réserves : "Quand un chef n’a plus de réserves, il a perdu la bataille", et "pour affaiblir l’adversaire, le plus efficace est d’attaquer ses réserves, car ce sont la source de sa puissance".
Dans le bandeau de mon livre, Les mers de l’incertitude, j’écrivais : "Une entreprise anorexique ne peut pas faire face aux aléas". Anorexie, volonté d’avoir des organisations le plus "lean" possible, c’est-à-dire sans réserves disponibles, telles est bien une de nos maladies modernes, et un des effets potentiellement dévastateurs de la financiarisation du monde des entreprises.
Va-t-il falloir faire passer tous les dirigeants d’entreprises par l’École de Guerre pour que la relation à l’incertitude soit comprise et acceptée ?

(Article paru dans le Cercle Les Echos le 29 janvier, et sur mon blog le 28 janvier)

15 juil. 2013

COMMENT CONSTRUIRE UNE STRATÉGIE STABLE AVEC DES ACTIONS CHAOTIQUES ?

Les matriochkas stratégiques de L’Oréal 
Il est indispensable qu’une entreprise vise un point fixe, une "mer" située à l’horizon qui va orienter et guider les actions de tous. Mais si faire un tel choix est indispensable, c’est tout à fait insuffisant, car comment faire que celle-ci ne reste pas lettre morte, un vœu pieux issu des pensées d’un comité stratégique ?
Il ne suffit pas à L’Oréal d’affirmer qu’il vise la beauté pour réussir. Ceci est bien trop vague pour guider les actions quotidiennes. En rester là serait croire que l’on peut diriger par incantation : il ne suffit pas d’affirmer une vision ou une métastratégie pour que, par miracle, elle devienne réalité. Si on laisse cohabiter ce point fixe avec les aléas de la vie de tous les jours, chacun continuera à agir comme si de rien n’était, et jamais l’entreprise n’avancera vers cette mer. Elle restera à tout jamais une utopie lointaine et inaccessible.
Si les actions immédiates ne sont pas effectivement mises en œuvre en cohérence avec la métastratégie, si rien n’est fait pour s’en rapprocher, ne serait-ce que de quelques mètres, elle restera une vision théorique et fictive : pour qu’une métastratégie en soit une, encore faut-il qu’elle se concrétise dans le réel. L’entreprise ne se nourrit pas d’utopies ou d’idéaux, mais bien de chiffres d’affaires tangibles !
Comment donc la relier au quotidien de l’entreprise ? Comment passer de cet objectif lointain aux actions immédiates ? Ceci va se faire par une succession d’étapes.
D’abord, préciser quelle portion de mer est visée, car une mer est par construction un territoire vaste et englobant, et elle est donc inatteignable dans sa globalité : la Seine n’atteint pas la Manche globalement, elle la rejoint entre Honfleur et Havre, et ne s’égarera jamais en direction ni du Mont-Saint-Michel ou ni de Dunkerque. Elle a fait son choix une fois pour toutes et s’y tient. Comme la Seine, toute entreprise doit choisir quelle partie de la mer elle vise, et définir les principes des chemins d’accès, ce en assurant qu’ils sont les plus résilients possible, c’est-à-dire les moins susceptibles d’être remis en cause.
Mais une entreprise est aussi d’abord une collectivité humaine, elle n’est pas une entité froide, faite de calculs. Elle n’est ni le résultat de constructions théoriques, ni une formule dans un tableur Excel, ni modélisable dans un business-plan. Donc à côté des chemins stratégiques, il faut esquisser des principes d’action, qui vont encadrer et définir la culture de l’entreprise. Ce sont des sortes de croyances auxquelles tout le monde devra adhérer et qui fédéreront les individus. Ces principes d’action doivent être articulés et compatibles avec les chemins stratégiques. Ils définissent en quelque sorte la façon de les construire et de les parcourir.
Ainsi comme je l’explique dans la courte vidéo ci-dessous (*), L’Oréal a précisé :
- Ne pas s’intéresser à la beauté en général, mais uniquement à la beauté au travers des cheveux, de la peau et du parfum,
- Le faire en étant présent dans tous les canaux de distribution, ce au travers de marques dédiées et mondiales.
Deux principes d’actions ont aussi été affirmés :
- Le déterminisme du succès : ce qui a réussi en un lieu n’a pas de raison de ne pas réussir ailleurs,
- Le refus de l’obsolescence : ce qui a réussi un jour n’a pas de raison de ne plus réussir demain
Puis ce cadre et des actions ont été déclinés en actions stratégiques : quelles marques, avec quelles lignes de produits, avec quelles usines, dans quels modes d’organisation ?
Dans ce cadre, les actions individuelles peuvent être entreprises : lancement de produits, promotion, évolution des processus de productions… Tout ceci en prenant appui sur ce qui se produit et qui est incertain.
On aboutit de la sorte à un emboîtement de matriochkas : des actions immédiates qui réalisent des produits, emboîtées dans des marques qu’elles contribuent à construire, elles-mêmes donnant naissance à l’expansion mondiale de l’entreprise dans les marchés qu’elle a choisis, ceci la rapprochant chaque jour un peu plus de sa mer, et donnant corps et réalité à sa métastratégie.
In fine, L’Oréal est structurellement stable dans la direction visée, et est sans cesse changeante au quotidien : le chaos des initiatives apporte la résilience globale.


(Articles parus les 24 et 25 avril 2013)

12 juil. 2013

JUSTE DES MOMENTS

Sur le sable de Puri (2010) (3)
La petite ville de Puri s’articule le long d’une route qui avance parallèlement à la mer.
D’un côté, se trouvent les hôtels, les restaurants et la plage. De l’autre, des ruelles  qui abritent les habitants, ceux qui ne sont ni touristes, ni pêcheurs.
Sagement rangées sur une place, où domine un arbre probablement centenaire, des carrioles attendent leurs propriétaires. Harnachées comme des taureaux pour une corrida, elles iront tout à l’heure se plonger dans le trafic, à la recherche d’un passant paresseux ou pressé.
Propulsées par les mollets de leurs conducteurs, elles procureront à ces derniers, les quelques roupies nécessaires à sa survie.
Sont-ils les parents de ces enfants qui se regroupent pour poser devant moi ? Est-ce une fratrie ou un assemblage improvisé ?
Leurs sourires et la joie calme qui les anime viennent s’inscrire en creux de la pauvreté et du dénuement qui les entourent. Suis-je victime du romantisme de la scène, ou sont-ils vraiment aussi heureux qu’ils le montrent à mon objectif ?
En tout cas, au moment de ma déambulation, tout est paisible et serein.
Protégé au sein d’une des rares constructions en ciment, un groupe de jeunes hommes et d’adolescents poussent des pions sur un immense damier. Quelles sont donc les règles de leur jeu ?
Absorbés, ils ne prêtent guère attention à l’étranger qui les regarde, et les photographie. Il est beaucoup plus important de suivre le jeu des autres, de comprendre les risques et les opportunités, de se préparer soi-même à réaliser quelque mouvement essentiel, que de se soucier de celui qui n’est que de passage.
Bizarrement, je me sens bien plus chez moi dans cette Inde que je ne fais que traverser, dans ces moments que je regarde sans les comprendre, que dans ces palaces ou ces restaurants où souvent je perds mon temps, si ce n’est mon âme…

10 juil. 2013

POURQUOI ACCEPTER QUE LES PMI FINANCENT LA DISTRIBUTION ?

"Pourquoi payer à un supermarché ce qu'il n'a pas payé lui-même ?" ou "Comment les grandes surfaces fleurissent dans des campagnes qui se vident de leurs industries ?"
Cette petite ville meurt doucement. Située au pied du Vercors, un peu plus de trois mille habitants, l’industrie y a été pendant longtemps florissante. Tirant parti de la possibilité de produire facilement de l’électricité, et de sa proximité avec la vallée du Rhône, notamment le textile s’y était développé. Forte de cette création de valeur réelle, elle rayonnait alors aux alentours, et était un centre local dynamique. Mais tout ceci est bien loin, et les dernières entreprises industrielles ont fermé.
Et pourtant, malgré cette perte de dynamisme et cet appauvrissement, à l’entrée de la ville, trône un Intermarché flambant neuf. Avec sa façade outrageusement moderne, son parking aux lignes bien dessinées, et son enseigne multicolore, il se moque bien de ce déclin, et vient, par son apparition, finir de sonner le glas du petit commerce du centre-ville.
Quel bel exemple de notre maladie collective, pensais-je, en y passant il y a quelques jours : la grande distribution, nourrie par le crédit interentreprises, capable de vendre des produits qu’elle n’a pas encore payés, tel un vampire moderne, grandit là où rien d‘autre ne subsiste, s’abreuvant du peu d’énergie qu’il peut rester.
J’ai, ces derniers mois, écrit à plusieurs reprises, des articles (1) alertant sur cette maladie bien française, qui empêche nos entreprises de croître, comme le transfert de propriété a lieu à la livraison et non pas au paiement, le délai de paiement est le résultat du rapport de forces, et les factures des petites entreprises ne sont réglées que soixante, quatre-vingt dix, voire cent vingt jours après la livraison.
Comment voulez-vous dans ces conditions qu’elles puissent financer leur croissance, puisqu’une part majeure de leur bénéfice sert à payer des intérêts aux banques, plutôt qu’à acheter de nouvelles machines, à embaucher des commerciaux, ou lancer une campagne de communication ?
Dans le même temps, la grande distribution prospère, riche d’une valeur qu’elle n’a pas créée : elle revend ce qui ne devrait pas lui appartenir. Les grandes entreprises ne sont pas non plus les perdantes à ce "jeu" du crédit interentreprises, puisqu’elles ne paient aussi que tardivement le travail de leurs sous-traitants.
Certes, la loi a encadré ces délais, mais quel dirigeant de PMI prendrait le risque de perdre ses marchés futurs, en se retournant contre ses clients ? Et comble de double discours, l’État qui s’affirme voulant promouvoir les PMI est loin de donner l’exemple, notamment par le comportement des entreprises publiques. C’est ainsi plus de cinq cents milliards d’euros qui sont prélevés aux PMI françaises pour financer la distribution et les positions dominantes des grandes entreprises.
Comment tous les gouvernements successifs n’ont-ils pas compris que c’était là l’origine essentielle de notre déficit en entreprises moyennes ? Sont-ils à ce point, dépendants des grandes entreprises et du monde financier ? Croient-ils que les dirigeants français de PMI sont moins créatifs, moins entreprenants, moins innovants que leurs homologues allemands ? Ne voient-ils pas que, simplement, ces patrons de PMI ne travaillent pas pour eux-mêmes ?
Pour s’en convaincre, il suffit de voir fleurir dans nos campagnes, ici des Intermarché, là des Leclerc, des Carrefour ou des Auchan. Pour ceux qui en doutent, qu’ils aillent donc demander aux notaires qui ont fait fortune ses dernières années. Pour ceux qui pensent que les Français ont peur de l’international, qu’ils apprennent que la deuxième communauté étrangère à Shanghai après les Américains est la communauté française, devant les communautés anglaises, allemandes ou italiennes (2).
Alors quand allons-nous nous décider à mettre fin à cette injustice ? Faudrait-il organiser une manifestation collective, amenant tous les consommateurs à eux aussi ne payer ce qu’ils ont mis dans leur caddie qu’avec trois mois de retard ?
Réveillons-nous, car si nous n’y prenons pas garde, la France deviendra, comme cette commune du Vercors, un pays vide d’industrie et rempli de centres commerciaux flambants neufs. Je repense aussi à la chanson de Boris Vian, Le petit commerce, dans laquelle un vendeur d’armes se réveillait seul au monde après avoir "fait faire des affaires à tous les fabricants d'cimetières", et finissait en criant "Canons en solde" !
(1) Voir notamment l’article écrit avec Stéphane Cossé et paru le 27 décembre 2012 dans le Figaro et le 31 décembre dans les Échos, et le 2 janvier sur AgoraVox
(2) Selon le consulat de France  : "12 000 Français (et leurs familles) de Shanghai et sa région sont inscrits au consulat, contre deux milliers environ au pic de l’ancienne Concession française, dans les années 1930, et 71 en 1985. Cela représente la première concentration de Français en Asie, et la première communauté européenne à Shanghai, en particulier si l’on prend en compte le fait que le chiffre réel pourrait atteindre 16 000 personnes."

(Article paru dans le Cercle Les Echos le 18 janvier, et sur mon blog le 24 janvier)

8 juil. 2013

PHILOSOPHIE ET HISTOIRE SONT PLUS UTILES QUE LES MATHÉMATIQUES POUR DIRIGER DANS L'INCERTITUDE

Dur, dur d’être un dirigeant performant, surtout si l’on croît qu’il s’agit seulement d’avoir une tête bien faite, garnie d’équations, de mathématiques et de business plan en tous genres !
Décider trop tôt n’est pas décider à temps : sale temps pour la réflexion et l'action
Le monde est de plus en plus turbulent, et tous les managers sont pris dans des tourbillons contradictoires.
Ainsi que je l’écrivais dans mon livre, Les mers de l’incertitude, il ne faut pas pour autant être malade du temps : "Si agitation rimait avec efficacité, toutes les entreprises seraient performantes. Mais souvent, cette agitation rime avec moindre réactivité réelle, moindre compréhension de ce qui se passe, moindre rentabilité. Confusion entre activité et performance, agitation et progression… (…) Toute personne qui ne court pas et n’est pas débordée est suspecte. Même en réunion, on doit lire ses mails et y répondre, et seuls le présent et le court terme comptent… (…)
Car, la question n’est pas d’aller vite dans l’absolu, mais d’adapter la vitesse à ce que l’on veut faire, d’ajuster rythme et durée. Une idée centrale est de comprendre l’interaction entre la durée d’observation et l’analyse que l’on peut mener : un corps observé sur une courte durée peut sembler solide, alors qu’il ne le sera plus au bout d’un certain d’observation
."
Quatre remarques pour compléter mes propos d’alors :
Toute activité, toute entreprise, tout projet est un flux, un mouvement. Toute réflexion, notamment tout business plan, est une photographie, c’est-à-dire un arrêt sur image (même s’il est le plus souvent composé d’un ensemble de photographies prises à des instants différents). Il y a donc une perte de la réalité du temps qui, au lieu d’être continu, devient discret. Penser en terme de flux et de dynamique est pourtant essentiel.
Ces flux ne sont pas toujours linéaires, ni en progression. Ils peuvent être circulaires, comme dans la succession des saisons et de l’agriculture. La distinction entre flux linéaire et circulaire est majeure.
Il faut savoir résister à la maladie collective de l’urgence, et, au contraire, décider le plus tard possible, car toute décision est la fermeture d’options. L’anticipation peut être souvent non seulement contre-productive, mais dangereuse.
L’art de la décision est aussi celle du choix du moment où l’on prend la décision. Il n’y a en la matière aucune règle, à part celle d’avoir compris que ce choix était critique, et devait être réfléchi, et non pas simplement le résultat des courants et des événements.
L'illusion du contrôle par la centralisation : Croire piloter parce que l'on décide ou le "Decido, ergo sum" !
Plus celui qui décide est face à la situation réelle, plus il a entre les mains non seulement les données du problème, mais aussi les voies et moyens d’action, et plus l’action entreprise a des chances d’être efficace. C’est ce qui milite en faveur de la décentralisation, et à ne décider qu’a minima, au niveau central. Tel est bien la logique actuelle qui prévaut dans l’art militaire : donner de plus en plus d’autonomie aux forces de terrain, tout en veillant à ce qu’elles connaissent bien quel est le but visé.
Mais cette tendance est bien théorique dans les entreprises, et dans les faits, rarement mise en œuvre.
Pourquoi diable ? Ceci est dû souvent par une conjonction de causes :
– Le déficit de confiance : celui qui détient les rênes du pouvoir se croit souvent supérieur, et pense que les abandonner aux autres est une prise de risque. Il ne voit pas combien sa compréhension de la situation peut être faussée par la distance, et combien la vraie prise de risque et décider lui-même les modalités de l’action.
– L’illusion de la connaissance, notamment grâce aux systèmes d’information : grâce aux technologies de l’information, le centre est connecté en temps réel avec tout ce qui se passe, et imagine qu’il peut voir et comprendre tout ce qui advient, mieux que ceux qui sont sous l’épreuve des balles. Mais ces informations ne sont toujours que partielles, froides, et paradoxalement surabondantes : comment faire la synthèse de ces tableaux de chiffres qui défilent continûment ?
– La globalisation des médias, et la vulnérabilité du centre : plus rien n’est loin du centre, et tout peut l’atteindre immédiatement. Une erreur même mineure, commise dans une filiale lointaine, peut avoir des effets catastrophiques, par exemple en terme d’image pour l’entreprise.
– La judiciarisation du monde : Le dirigeant sait qu’il peut être juridiquement responsable de tout ce qui advient dans son entreprise, y compris pour des actes qu’il n’a pas personnellement décidés. Ce n’est vraiment de nature ni à la détendre, ni à faciliter la décentralisation.
Malgré tous ces obstacles réels, je reste convaincu que la pire des décisions est de vouloir décider de tout et de ne pas décentraliser… mais cela ne veut pas dire qu’il faut le faire sans en définir les règles et les modalités !
Sous-traiter les calculs, pas la pensée : vers des dirigeants visionnaires, philosophes et historiens
Quelles sont donc les qualités requises pour être un dirigeant dans l'incertitude, et savoir en tirer parti :
– Il sait que, quels que soient ses efforts, ses décisions et ses actes seront conduits majoritairement par ses processus inconscients : il doit l’avoir intégré, et donc se méfier des situations où son expérience et son passé pourraient l’amener à avoir des intuitions fausses. Ceci milite à ne pas vouloir diriger des entreprises dans lesquelles il n’a pas grandi, ou qui sont trop éloignées des précédentes où il a travaillé.
– Il a compris que l’incertitude n’est pas le témoin d’un déficit de connaissance ou une anomalie, mais le fruit du développement du monde, et croît inévitablement avec le vivant : s’il lutte contre l’incertitude, et croit qu’il la réduit par le contrôle et la prévision, il fait fausse route. Renforcer son entreprise, c’est accroître l’incertitude, tout en développant une capacité collective à en tirer parti.
– Les mots et le langage qu’ils emploient, ne sont pas seulement ce avec quoi il communique, mais d’abord ce au travers de quoi il pense : comme il est important d’affûter un couteau pour découper efficacement une viande et savoir utiliser le bon tranchant, l’art du langage est celui de la précision. Tout dirigeant doit prêter attention aux mots qu’il utilise, et comment ils conditionnent sa pensée et la compréhension de ceux qui l’entourent. L’art des mots est souvent plus important que celui de l’art de la règle de trois, car les calculs peuvent être sous-traités, la pensée non.
– Il recherche la confrontation comme moyen d’ajuster les interprétations : il sait que les points de vue de chacun dépendent de l’endroit où l’on se trouve et de sa propre expérience. Il est donc normal de ne pas être d’accord avant toute discussion, c’est l’inverse qui est surprenant et preuve d’évitement.
– Il inspire confiance et la diffuse dans toute l’entreprise : sans confiance, il est impossible de vivre dans l’incertitude et de développer une confrontation positive. C’est donc une qualité majeure du dirigeant, et doit être un de ses objectifs quotidiens : comment accroître la confiance collective et individuelle au sein de son entreprise.
En conclusion de ce panorama rapide des qualités qui me semblent requises pour diriger, je dirais que je le vois d’abord comme un visionnaire philosophe et historien, c’est-à-dire quelqu’un capable de voir où sont les mers qui attirent le cours des fleuves, de se préoccuper du sens des actes de son entreprise, et de comprendre l’importance et la vulnérabilité des interprétations.
(Article paru dans le Cercles Les Echos le 13 février 2013, et sur le blog en 3 parties)