30 avr. 2013

QUELLE COULEUR UN CAMÉLÉON PREND-IL FACE À UN MIROIR ?

Out of Control – Patchwork (2)
Sur la décentralisation et le contrôle par l’environnement
 Il n’y a pas de communication explicite entre les agents. Toute la communication se produit en observant les effets des actions des autres agents sur le monde extérieur.
Contrairement à ce que l’on raconte dans les affaires, ce n’est pas en tenant informé tout le monde de tout, que l’on fait naître l’intelligence.
C’est une bonne idée de penser que le monde est plutôt une bonne représentation de lui-même. Sans représentation centralisée imposée, personne n’a à réconcilier des idées contraires : elles n’ont simplement pas à être réconciliées. A la place, des signaux différents génèrent des comportements différents.
C’est le monde lui-même qui devient le contrôleur « central » : l’environnement non prédéfini devient la carte. Cela économise beaucoup de calcul.
Il relève cinq règles pour construire des mobots :
- une construction incrémentale : la complexité se développe, elle ne s’installe pas
- un couplage étroit entre ce qui mesure et ce qui agit : réagir plutôt que réfléchir
- des niveaux modulaires et indépendants : un système composé de sous-ensembles viables
- un contrôle décentralisé : pas de planification centrale
- une communication dispersée : observer les résultats dans le monde, et non pas à l’intérieur du système
Sur l’évolution et la coévolution
Depuis le premier jour de la genèse, il a fallu des milliards d’années pour atteindre le stade du végétal, et un milliard d’années et demi de plus pour qu’un poisson soit apparu. Encore cent millions d’années, et les insectes entrent en scène. « Puis tout s’accélère », dit Brooks. Reptiles, dinosaures, et mammifères apparaissent dans les cent millions d’années suivantes. Les grands singes dotés de cerveaux, en incluant l’homme, arrivent dans les vingt derniers millions d’années. La complexification relativement rapide de l’histoire géologique récente suggère à Brooks que « la capacité à résoudre les problèmes, le langage, la connaissance experte et la raison sont tout simplement là une fois que l’essence de l’être et de la réaction sont disponibles ». Puisqu’il a fallu à l’évolution trois milliards d’années pour passer de la simple cellule aux insectes, et seulement un demi-milliard d’années de ceux-ci aux humains, « ceci indique la nature non-triviale de l’intelligence de l’insecte ».
Quelle couleur un caméléon prend-il face à un miroir ?
Le mélange des gaz de l’atmosphère terrestre est nettement en dehors de toutes les équations théoriques. Et Ils le sont, ainsi que Lovelock l’a montré, à cause des effets cumulatifs de la coévolution.
La codépendance et la théorie de « l’œuf »
Sur ordre du facilitateur, chacune des personnes en cercle plie ses jambes et s’assoit sur les genoux de son prédécesseur. Si c’est fait à l’unisson, le cercle des gens qui s’abaissent en s’asseyant, se transforme soudainement en une chaise collective autoporteuse. Si une seule personne manque le genou derrière elle, tout le cercle s’effondre.
Dans un mode circulaire, toutes les causes sont des résultats, comme tous les genoux sont des sièges. Contrairement au sens commun, toutes les existences dépendent de l’existence consensuelle de toutes les autres. Comme la réalité du jeu des genoux le prouve, toutefois, une causalité circulaire n’est pas impossible.
Les fonctions se créent mutuellement les unes les autres… Kauffman appela un tel ensemble autocatalytique, un « œuf ». Il dit : « Un œuf est un ensemble de règles ayant la propriété que les règles qu’elles établissent sont précisément celles qu’elles créent... J’espère montrer que l’autoreproduction et l’homéostasie, les caractéristiques de bases des organismes, sont les expressions collectives naturelles de la chimie des polymères. On peut s’attendre à ce que tout ensemble suffisamment complexe de polymères catalytiques soit collectivement autocatalytique ».
J’ai mentionné à Kauffman l’idée controversée que, dans tout société avec un niveau suffisant de communication et de circulation de l’information, la démocratie devient inévitable. Là où les idées sont libres de circuler et de générer de nouvelles idées, l’organisation politique conduira éventuellement à la démocratie comme une attracteur fort, inévitable et auto-organisateur. 

29 avr. 2013

CE QUI EST MERVEILLEUX AVEC « L’ESPRIT DE LA RUCHE », C’EST QUE PERSONNE NE LE CONTRÔLE

Out of Control – Patchwork (1)
Mes dernières lectures pour préparer la version finale de mon prochain livre, m’ont amené à m’intéresser au livre de Kevin Kelly, Out of Control, paru en 1994, sous-titré « The new biology of machines, social systems, and the economic world ».
De ce parcours un brin encyclopédique au pays des émergences, de l’auto-organisation et de la biologie, j’en ai extrait un patchwork dont voici la première partie1
Le « Je » des ruches
Comme une cellule ou une personne, (la ruche) se comporte tel un tout, maintenant son identité dans l’espace, résistant à la dissolution… Ni une chose, ni un concept, mais un flux continu ou un processus… Ce qui est merveilleux avec « l’esprit de la ruche », c’est que personne ne le contrôle, et que pourtant une main invisible le dirige, une main qui émerge de la stupidité de ses membres.
Minsky voit l’intelligence comme créée par « une association lâchement tricotée entre des entités quasiment séparées et poursuivant des objectifs quasiment indépendants »
Il n’y a pas de « Je » pour une personne, une ruche, une entreprise, un animal, une nation ou tout être vivant. Le « Je » d’un système vivant est un fantôme, un voile éphémère. C’est comme la forme transitoire d’un tourbillon généré par un million d’atomes d’eau en rotation.
Pour le meilleur ou le pire, en réalité, nous ne sommes pas centrés dans notre tête. Nous ne sommes pas non plus centrés dans notre esprit. Même si nous l’étions, notre esprit n’a lui pas de centre, pas de « Je ». Nos corps n’ont pas non plus de centralités. Corps et esprits brouillent et dépassent les supposées frontières. Corps et esprits ne sont pas si différent les uns des autres. Ils sont tout deux composés d’un essaim de choses élémentaires.
Laissé à lui-même, sans lien direct avec « l’extérieur », le réseau cérébral prend ses propres machinations pour la réalité. Un esprit ne peut en aucun cas considérer quoi que ce soit au-delà de ce qu’il mesure ou calcule. Sans corps, il ne peut que se considérer lui-même.
Sur l’émergence de nouvelles propriétés collectives
C’est une loi universelle des systèmes vivants : la complexité d’un niveau supérieur ne peut pas être inférée à partir de ce qui existe aux niveaux inférieurs. Impossible de révéler la propriété émergence dissoute au sein des composantes, tant qu’elle ne s’est pas effectivement produite… Y a-t-il donc de nouvelles capacités potentielles encore cachées au sein des abeilles ?... Et qu’est-ce qui pourrait naître des hommes quand nous serons tous interconnectés par des réseaux et des systèmes ? Le plus inattendu des futurs infusera alors dans le super-cerveau de notre quasi-ruche bionique.
Les petites abeilles de ma ruche sont plus ou moins conscientes de leur colonie. Par définition, le cerveau collectif de la ruche doit transcender leurs cerveaux limités.
Comme nous sommes nous-mêmes reliés dans le réseau d’une ruche, beaucoup de choses émergerons que, nous, simples neurones du réseau, ni n’attendrons, ni ne comprendrons, ni ne pourrons contrôler, ou même percevoir. C’est le prix à payer pour tout cerveau émergent d’une ruche.
Sur la complexité ascendante
La complexité doit être bâtie à partir de systèmes simples qui marchent déjà.
Il est très facile d’arriver à un écosystème stable, si vous ne vous souciez pas auquel arriver.
Des machines complexes peuvent être élaborés de façon incrémentale, et souvent indirectement. N’essayez pas de faire fonctionner un système mécanique d’un coup, dans un acte glorieux d’assemblage.
Les écologies et les organismes ont toujours grandi. Aujourd’hui les réseaux informatiques et les circuits imprimés emboîtés grandissent aussi.
(à suivre)
 (1) J’en ai assuré la traduction… au risque donc de quelques approximations

26 avr. 2013

DES MOTS POUR UN NOUVEAU DÉBUT

T’attendre
Juste avant d'aller rejoindre le lit que tu viens de quitter,
De me plonger dans les draps froissés de nos ébats,
Des mots me sont venus pour te parler un peu et encore,
Non pas pour essayer de te convaincre, car c'est à toi de faire ton choix,
Mais simplement murmurer à ton oreille l'amour que j'ai pour toi...
Le possible est là
Je ne veux plus m’endormir sans tes bras,
Je ne peux plus te sentir impuissant,
Je ne supporte plus le pointillé de nos vies,
Je n’imagine plus me réveiller sans toi.
Pourquoi laisser gâcher ce qui te rend unique ?
Pourquoi t’abandonner auprès de celui qui te bloque ?
Pourquoi te vivre entravé dans ses liens ?
Pourquoi rester là où tu n’es déjà plus ?
Laisse-moi te rendre libre et heureux,
Laisse-toi emporter par la force d’une nouvelle confiance,
Laisse-nous rêver ensemble d’un futur à construire,
Laisse-nous nous aimer sans autre retenue.
La vie est devant toi, et n’attend que ton geste,
La vie n’est pas l’impasse dans laquelle tu te trouves,
La vie est riche des peurs que nous aurons l’un avec l’autre,
La vie est forte des cris que nous pousserons ensemble.

25 avr. 2013

LE CHAOS DES INITIATIVES APPORTE LA RÉSILIENCE DE LA STRATÉGIE

Les matriochkas stratégiques de L’Oréal (2)
Ainsi comme je l’explique dans la courte vidéo ci-dessous, L’Oréal a précisé :
- Ne pas s’intéresser à la beauté en général, mais uniquement à la beauté au travers des cheveux, de la peau et du parfum,
- Le faire en étant présent dans tous les canaux de distribution, ce au travers de marques dédiées et mondiales.
Deux principes d’actions ont aussi été affirmés :
- Le déterminisme du succès : ce qui a réussi en un lieu n’a pas de raison de ne pas réussir ailleurs,
- Le refus de l’obsolescence : ce qui a réussi un jour n’a pas de raison de ne plus réussir demain
Puis ce cadre et des actions ont été déclinées en actions stratégiques : quelles marques, avec quelles lignes de produits, avec quelles usines, dans quels modes d’organisation.
Dans ce cadre, les actions individuelles peuvent être entreprises : lancement de produits, promotion, évolution des processus de productions … Tout ceci en prenant appui sur ce qui se produit et qui est incertain.
On aboutit de la sorte à un emboîtement de matriochkas : des actions immédiates qui réalisent des produits, emboîtées dans des marques qu’elles contribuent à construire, elles-mêmes donnant naissance à l’expansion mondiale de l’entreprise dans les marchés qu’elle a choisis, ceci la rapprochant chaque jour un peu plus de sa mer, et donnant corps et réalité à sa méta-stratégie.
In fine, L’Oréal est structurellement stable dans la direction visée, et est sans cesse changeante au quotidien : le chaos des initiatives apporte la résilience globale.

24 avr. 2013

PASSER DE LA MER À L’ACTION QUOTIDIENNE

Les matriochkas stratégiques de L’Oréal (1)
Il est indispensable qu’une entreprise vise un point fixe, un « mer » située à l’horizon qui va orienter et guider les actions de tous. Mais si faire un tel choix est indispensable, c’est tout à fait insuffisant, car comment faire que celle-ci ne reste pas lettre morte, un vœu pieux issu des pensées d’un comité stratégique ?
Il ne suffit pas à L’Oréal d’affirmer qu’il vise la beauté pour réussir. Ceci est bien trop vague pour guider les actions quotidiennes. En rester là serait croire que l’on peut diriger par incantation : il ne suffit pas d’affirmer une vision ou une méta-stratégie pour que, par miracle, elle devienne réalité. Si on laisse cohabiter ce point fixe avec les aléas de la vie de tous les jours, chacun continuera à agir comme si de rien n’était, et jamais l’entreprise n’avancera vers cette mer. Elle restera à tout jamais une utopie lointaine et inaccessible.
Si les actions immédiates ne sont pas effectivement mises en œuvre en cohérence avec la méta-stratégie, si rien n’est fait pour s’en rapprocher, ne serait-ce que de quelques mètres, elle restera une vision théorique et fictive : pour qu’une méta-stratégie en soit une, encore faut-il qu’elle se concrétise dans le réel. L’entreprise ne se nourrit pas d’utopies ou d’idéaux, mais bien de chiffres d’affaires tangible !
Comment donc la relier au quotidien de l’entreprise ? Comment passer de cet objectif lointain aux actions immédiates ? Ceci va se faire par une succession d’étapes.
D’abord, préciser quelle portion de mer est visée, car une mer est par construction un territoire vaste et englobant, et elle est donc inatteignable dans sa globalité : la Seine n’atteint pas la Manche globalement, elle la rejoint entre Honfleur et Havre, et ne s’égarera jamais en direction ni du Mont Saint Michel ou ni de Dunkerque. Elle a fait son choix une fois pour toute et s’y tient. Comme la Seine, toute entreprise doit choisir quelle partie de la mer elle vise, et définir les principes des chemins d’accès, ce en assurant qu’ils sont les plus résilients possible, c’est-à-dire les moins susceptibles d’être remis en cause.
Mais une entreprise est aussi d’abord une collectivité humaine, elle n’est pas une entité froide, faite de calculs. Elle n’est ni le résultat de constructions théoriques, ni une formule dans un tableur Excel, ni modélisable dans un business-plan. Donc à côté des chemins stratégiques, il faut esquisser des principes d’action, qui vont encadrer et définir la culture de l’entreprise. Ce sont des sortes de croyances auxquelles tout le monde devra adhérer et qui fédéreront les individus. Ces principes d’action doivent être articulés et compatibles avec les chemins stratégiques. Ils définissent en quelque sorte la façon de les construire et de les parcourir.
(à suivre)

23 avr. 2013

L'INCERTITUDE EST UNE BONNE NOUVELLE

Interview par Vincent Neymon sur Radio Notre Dame 9 Avril 2013
Le 9 avril dernier, j’ai été l’invité du Grand Témoin sur Radio Notre Dame. Cette interview menée par Vincent Neymon m’a permis d’aborder bon nombre des sujets qui me sont chers.
Voici mis en ligne la totalité de cette émission illustrée par quelques images et vidéos de mon cru :
La première partie porte sur les thèmes suivants :
- Pourquoi l'incertitude est une bonne nouvelle
- Qu'est-ce que le Neuromonde
- Portrait de Robert Branche par Marion Duchêne
- On ne peut pas comprendre ce qui est nouveau
- L'histoire des radeaux des fourmis de feu
- La confiance



Dans la deuxième, je parle de :
- Vision, pragmatisme et confiance
- Le lâcher-prise qui n'est pas le laisser-faire
- Diriger n'est pas décider
- Les matriochkas stratégiques de L'Oréal
- Nous sommes d'abord des êtres massivement "inconscients"
- Mon quasi-décès

22 avr. 2013

L’INTELLIGENCE RÉPARTIE DES ABEILLES

La démocratie des abeilles (2)
La danse des abeilles est aussi le support d’un processus démocratique :
- Quand la recherche d’un emplacement pour une nouvelle ruche est rendue nécessaire, quelques dizaines exploratrices partent explorer les environs à la recherche d’une cavité présentant les caractéristiques requises (taille de la cavité, position et taille de l’ouverture, distance par rapport au sol). Elles prospectent à des distances pouvant aller à quelques kilomètres.
- Quand elles en découvrent une, elles reviennent et expriment par une danse, l’intérêt de ce qu’elles ont trouvé, ainsi que sa position. Les exploratrices qui ne sont pas encore parties, ou celles qui, après avoir indiqué le résultat de leur recherche, étaient devenues spectatrices, regardent ces danses et choisissent la proposition qui leur semble la plus intéressante. Elles partent alors à leur tour à la découverte de cet emplacement, et mènent leur propre évaluation. Elles reviennent ensuite et dansent à leur tour.
- Ainsi de proche en proche, les meilleurs emplacements recrutent un nombre croissant d’exploratrices les supportant. Quand un des emplacements est supporté par un nombre d’exploratrices qui dépasse un certain quota, la décision de le choisir est enclenchée, et l’ensemble de la ruche décolle, guidée par les exploratrices qui savent où il se trouve.
Des études ont montré que ce processus de décision collective correspondait à celui du cerveau des animaux plus sophistiqués : « Ces systèmes sont fondamentalement similaires à ceux des systèmes cognitifs élaborés par la sélection naturelle pour être capables d’acquérir et de traiter des informations afin de prendre des décisions. (…) Le processus de décision d’un essaim d’abeilles fonctionne fondamentalement de la même façon qu’un cerveau de singe. » 1
Ainsi l’essaim est une entité qui a globalement les capacités cognitives qui seront plus tard celle d’un individu seul, individu qui sera le fruit de l’évolution : la colle sociale a anticipé la sophistication future.



(1) Thomas D. Seeley, Honeybee Democracy

19 avr. 2013

POURQUOI BOUGER ?

En Thaïlande, dans les montagnes près de Mae Salong (2007, 2009, 2011)
Un peu au Nord de Chiang Rai, avant d’atteindre les rives du Mékong, à Mae Chan, tournez donc en direction des plantations de thé de Mae Salong. Mais n’allez pas jusque là, du moins pas tout de suite… Non, au bout de quelques kilomètres, arrêtez-vous dans un lieu caché au cœur d’une immense propriété : le Phu Chaisai Mountain Resort & Spa.
Difficile de décrire en quelques lignes les émotions que j’ai ressenties à chacun de mes séjours dans ce havre de paix. Tout y est bambou, terre cuite, douces résonances entre les collines à l’infini et des successions de terrasses…
Sur la route du Mékong et du Rai Saeng Arun lové au bord de l’eau, dont je parlais la semaine dernière, à chaque fois, je me suis arrêté de longues journées dans cette beauté tranquille. Les mots y glissent naturellement, que ce soit ceux que je lis ou ceux que j’écris.
Les pas viennent parcourir naturellement les chemins qui sillonnent tout autour. On ne s’inscrit pas dans ce lieu, on s’y fond délicieusement.
Comme l’eau du ciel qui rejoint celle des piscines, comme les feuillages qui s’y reflètent, comme les pavillons qui sont modestement posés, je ne suis plus vraiment ni là, ni moi.
Parfois, comme à regret, je m’extrais de ma torpeur pour faire les quelques kilomètres qui m’y séparent de Mae Salong. Occasions de ballades sur des toboggans de macadam qui s’immiscent entre les champs de thé et les forêts de bambou. 
Mais très vite, je reviens pour me glisser paresseusement dans le cocon du Phu Chaisai.
A quoi bon bouger, quand rien ne le justifie…
(Phu Chaisai Mountain Resort & Spa, 388 Moo 4, Ban Mae Salong Nai, Mae Chan, Chiang Rai 57110, Thailand)

18 avr. 2013

DANSER POUR SE PARLER

La démocratie des abeilles (1)
Si jamais vous voyez une abeille danser, ne croyez pas qu’elle est prise de folie, un rêve de mini Noureev en quelque sorte,  non, elle est en train de parler avec ses sœurs : Karl von Frisch, éthologiste allemand et prix Nobel de physiologie ou médecine en 1973, a montré que les abeilles se servaient de la danse pour communiquer entre elles.
Par les modalités des mouvements qu’elles effectuent, elles indiquent à leurs congénères l’intérêt de ce qu’elles ont découvert, la direction dans laquelle cela se trouve, ainsi que la distance.
C’est ainsi par exemple que la découverte de fleurs particulièrement riches en pollen peut être transmise au sein de la ruche.



Mais il y a encore plus surprenant : grâce à leur danse, les abeilles échangent des informations entre elles, et choisissent par un vote majoritaire, le meilleur emplacement pour une nouvelle ruche. Cette capacité collective mise en évidence et analysée par Thomas D. Seeley est tout à fait spectaculaire…
(à suivre)

17 avr. 2013

SAVOIR ACCEPTER CE QUI NOUS DÉPASSE POUR EN TIRER PARTI

Naissance des « Radeaux de feu » (3)
Voici donc l’introduction actuelle de mon prochain livre :
Quand je lis des traités sur le management des entreprises, j’ai souvent l’impression que leurs auteurs considèrent que l’entreprise est une entité tombée du ciel, née pour toujours et qu’émettre des critiques la concernant est un crime de lèse-majesté.
A croire que les penseurs du management sont créationnistes, et nient l’évolution ! Penseraient-ils qu’un Deus ex-machina est venu déposer une entité parfaite au milieu des hommes ? Car enfin, l’entreprise n’est née qu’il n’y a que quelques centaines d’années, et moins de deux cents ans pour sa forme actuelle, c’est-à-dire rien au regard de l’histoire du monde qui se compte en milliards d’années pour les temps du minéral et végétal, et en centaines de milliers pour l’homme.
Pour ma part, ne croyant pas que l’entreprise soit un produit hors-sol ou qu’elle ait surgi du néant, je la vois comme une construction contingente, issue d’un passé dont on ne peut faire table rase. Elle n’est pas réellement un construit des hommes, elle est un construit du monde. Donc pour comprendre l’entreprise, il faut comprendre le monde.
Voilà pourquoi mon livre accorde une place importante au récit de ces presque quinze milliards d’années qui ont vu naître successivement le minéral, le végétal, l’animal, l’homme, et tout récemment notre neuromonde, ce monde de l’interdépendance et de la connexion.
Je ne vais pas y prendre parti quant au caractère originel ou non du Big Bang. Je laisserai ce point aux experts, me contentant d’un récit depuis cette origine.
Je ne chercherai pas non plus à y être exhaustif, mais m’arrêterai sur les points saillants, soit parce qu’ils sont les témoins des lignes de force de l’évolution, celles que l’on retrouve dans les entreprises, soit parce qu’ils sont des ruptures signifiantes.
J’y montrerai que ce qui tisse et dirige cette évolution est le trépied de la croissance de l’incertitude, de la multiplication des emboîtements, et des émergences de nouvelles propriétés.
Afin de faciliter la lecture et de préparer le passage à l’entreprise, j’ai choisi d’émailler ce récit d’une série de commentaires sur l’entreprise, commentaires qui sont des embryons de ce qui sera repris et détaillé dans la deuxième partie.
Au cœur du monde animal, vous y découvrirez les fourmis de feu, ces êtres apparemment si minuscules, et pourtant capables de se transformer en radeau vivant, ces représentantes de la puissance d’une énergie collective, et de la petitesse d’un individu face à elle. Un appel à la modestie face à la force du groupe.
Certes nous ne sommes pas des fourmis, mais, comme une fourmi de feu peut, tout en ne sachant toujours pas elle-même nager, constater qu’elle participe à créer un radeau qui flotte, le dirigeant d’une entreprise ne devrait-il pas admettre que la puissance de celle-ci le dépasse et qu’il ne sert à rien de la contrôler ou de prétendre la comprendre ?
Cette modestie et cette lucidité ne sont pas du tout un abandon. Elles sont acceptation des limites, et le préalable à une action réelle et mature : le management par émergence est un levier puissant pour apprendre à utiliser et orienter ce que l’on constate et que l’on ne comprend pas. C’est se croire tout puissant tant dans la compréhension que dans l’action, qui conduit à l’inverse à l’impuissance réelle…
C’est à l’explicitation de cette nouvelle façon d’aborder le management que je consacrerai la deuxième partie de cet ouvrage, en abordant successivement l’élaboration de la stratégie et sa traduction en chemins stratégiques, l’ergonomie des actions émergentes, pour finir sur le profil du dirigeant et son mode d’engagement.
En route donc à la suite des radeaux de feu… 

16 avr. 2013

UN VOYAGE AU PAYS DE L’INCERTITUDE, DES EMBOÎTEMENTS ET DES ÉMERGENCES

Naissance des « Radeaux de feu » (2)
Pour lire et découvrir la totalité de mon livre, il vous faudra donc attendre encore six mois. En forme d’apéritif, je vais en évoquer déjà le plan.
Il est composé de deux parties de taille sensiblement égales.
Dans la première, je dresse le récit des quelques quinze milliards d’années qui se sont écoulées depuis le Big Bang. J’y suis à la recherche de constantes qui pourraient sous-tendre son évolution, constantes qui seront ensuite utiles dans la deuxième partie.
Nous y passons successivement au travers du monde minéral, végétal, animal, humain et enfin du Neuromonde, le nouveau monde de la connexion qui est devenu le nôtre. Au sortir de ce voyage, vous verrez que trois mots en sont au cœur : incertitude, emboîtement et émergence…
Dans la deuxième partie, je commence par repositionner l’entreprise comme étant inscrite dans cette évolution, et donc comme un emboîtement pris dans l’incertitude et les émergences.
Ensuite, je m’y interroge sur la capacité à la diriger dans un tel contexte et tente d’apporter une réponse :
- Comment construire une stratégie résiliente : peut-on le faire au travers de matriochkas stratégiques ?
- Comment agir au quotidien : peut-on définir et construire une ergonomie des actions émergentes ?
- Quel profil pour le dirigeant : comment aller vers un dirigeant porteur de sens et de compréhension ?
Pour finir cet « apéritif », demain, je vous communiquerai l’état actuel de l’introduction de ce livre…
(à suivre)

15 avr. 2013

PEUT-ON COMPRENDRE CE QUI ÉMERGE ET DIRIGER SANS DÉCIDER ?

Naissance des « Radeaux de feu » (1)
A la rentrée d’octobre sortira mon nouveau livre. Pourquoi attendre six mois alors qu’il est aujourd’hui terminé ? Parce que je veux lui laisser le temps de « se reposer », et que je rédigerai la version finale cet été. Volonté de pouvoir le peaufiner et lui adjoindre quelques dernières réflexions.
Mais son contenu est d’ores et déjà figé, ainsi que son titre et sa couverture (cf. la photo ci-jointe).
Pourquoi ce titre « Les radeaux de feu » ? Parce que la métaphore centrale de mon livre est l’histoire des fourmis de feu et de leur capacité à créer collectivement un radeau pour survivre aux inondations, histoire que j’ai résumée dans mes articles de mercredi et jeudi dernier (voir La force de la tribu des fourmis et Peut-on être sauvé par ce que l’on ne comprend pas ?). Soyons clair, il n’est évidemment pas question d’assimiler les hommes à des fourmis : c’est seulement le principe collective de cette propriété émergente qui est centrale.
Sans surprise, ce livre est un prolongement de mes livres précédents, et les lecteurs assidus de mon blog peuvent avoir une idée de son contenu.
A l’origine de ce livre, se trouve une double interrogation :
- Pourquoi pense-t-on le management des entreprises comme si celles-ci étaient un produit hors-sol, né de nulle part ? Ne serait-il pas plus pertinent de chercher à l’inscrire dans l’évolution du monde depuis son origine ? Ou formulé autrement, ne sont-elles pas plus le produit du monde, que celui des hommes ?
- Quelle est l’importance de la décision dans la direction des entreprises ? Est-ce que le poids des décisions d’un dirigeant est essentiel, ou sont-elles finalement peu de choses dans la marée des décisions quotidiennes prises de toutes parts ? Si oui, peut-on diriger sans décider, ou presque ?
(à suivre)

12 avr. 2013

IMMOBILE

En Thaïlande, sur les rives du Mékong (2007, 2009, 2011)
Un endroit perdu tout au Nord de la Thaïlande, au bord d’une petite route qui sinue le long du Mékong. Quelques bungalows, un potager qui fournit à la cuisine ce dont elle a besoin et surtout quelques tables ancrées sur une terrasse en teck face du fleuve.
Tout y est délicieusement immobile, suspendu en dehors du temps et de l’espace, entre-deux, un peu irréel. Les collines qui ferment l’horizon sont celles du Laos, à portée de main, séparées par la masse d’eau qui s’écoule lentement et majestueusement.
Je l’ai découvert à l’été 2007, au hasard d’une promenade solitaire et un peu mélancolique, au bord du Mékong.
Occasion d’un arrêt à l’abri d’un des parasols pour y poursuivre, pendant quelques heures, la lecture d’A la Recherche du Temps Perdu. La lenteur, la beauté et les zooms infinis des mots de Proust ont rebondis alors sur ceux de ce paysage, résonance parfaite et improvisée.
Deux ans plus tard, nouvel arrêt, mais cette fois prolongé. Quelques jours immobiles à profiter de ce calme. Découverte aussi l’autre rive de l’endroit : le Mékong d’un côté et sa majesté silencieuse, la rizière de l’autre et sa verdeur ondoyante.
Sur celle-ci, une passerelle en bois, sente mimant les méandres d’un fleuve, mini-reproduction du grand frère opposé.
Au bout de cette sente, quelques autres bungalows où j’ai laissé les jours passer.
Encore deux plus tard, je suis revenu. Fasciné par le lieu, c’est plus d’une semaine que je me suis attardé… à ne rien faire à part lire, écrire, et regarder.
Mon ordinateur s’est lui-même pris au jeu, devenant un miroir de ce que je regardais, reflet de l’eau et des lignes brisées de mon balcon. Confusion et fusion, effacement des limites.
La pluie de la mousson était au rendez-vous, lessivant constamment tout ce qui se trouvait à sa portée et nourrissant la force du lieu, ce Mékong qui capte les énergies et les fournit en rebonds…
Je sais que cette magie m’attend et que j’y retournerai… bientôt…
(Rai Saeng Arun, 2 Moo 3 Baan Phagub Rim Khong 57140 Chiang Khong Thaïlande,  http://www.raisaengarun.com)

11 avr. 2013

PEUT-ON ÊTRE SAUVÉ PAR CE QUE L’ON NE COMPREND PAS ?

Les fourmis de feu sont sauvées par des radeaux qui les dépassent (2)
Nous voilà donc avec des fourmis de feu qui, tout en ne sachant pas nager, élaborent un radeau insubmersible. Mais au fait, comment est né le premier radeau ? Les fourmis de feu ont-elles été fatiguées de se voir décimées, année après année, par les inondations à répétition ? Ont-elles un jour mis sur pied un bureau d’études pour chercher quelle pouvait être la meilleure réponse à ces cataclysmes récurrents ? Après avoir débouché sur quelques idées, ont-elles construit des prototypes, avant de retenir le principe du radeau ? Se sont-elles ensuite entraînées à le réaliser le plus rapidement possible ? Non, n’est-ce pas… La solution a dû naître au hasard des télescopages de la vie. Les seules fourmis qui sont passées au travers des aléas de l’évolution sont celles qui ont acquis cette propriété. Impossible de savoir comment cela s’est passé.
D’ailleurs, posons-nous alors une question « simple » : une fourmi de feu est-elle capable de comprendre, ou simplement de percevoir des propriétés qui la dépassent, mais auxquelles elle participe, et qui n’existeraient pas sans elle ? Sait-elle ce qu’elle fait et pourquoi elle le fait ? Imaginez-vous à l’intérieur du corps d’une fourmi de feu en train d’agripper votre voisine : comment pourriez-vous conceptualiser ce que vous êtes en train de faire, ce d’autant plus que vos capacités cognitives individuelles sont très limitées ?
Dommage que je ne puisse pas interroger une fourmi pour avoir la réponse ! Mais il est quand même peu probable qu’elle soit à même de comprendre ce qui la dépasse au sens strict du terme. Même nos chercheurs les plus émérites ont du mal à modéliser ces radeaux flottants et leur caractère quasiment indestructible

10 avr. 2013

LA FORCE DE LA TRIBU DES FOURMIS

Les fourmis de feu sont sauvées par des radeaux qui les dépassent (1)
Les fourmis de feu vivent essentiellement, en Amérique du Sud, où elles sont nées et prospèrent. Elles sont des forces de la nature, capables de se déplacer rapidement et de tout ravager sur le chemin.
Comme tous les êtres vivants dans ces régions, elles sont soumises à un phénomène chronique et destructeur : les pluies diluviennes et les inondations. Tant que la pluie ne dépasse pas une certaine intensité, tout va bien elles peuvent continuer leur progression. Mais quand l’inondation survient, elles vont être emportées comme des fétus de paille et leur toute puissance n’est rien face à la puissance des courants.
Comment font-elles donc pour survivre ? Ont-elles individuellement appris à nager ? Voit-on les unes partir en un crawl réinventé, les autres à la brasse ? Non, dès que le risque d’une inondation est patent, avant d’être submergées par le flot, elles s’agrippent les unes aux autres, emprisonnent, chacune et ensemble, un maximum d’air, et forment une sorte de radeau qui a la souplesse et la résistance d’une balle de tennis. Cette structure de forme quasi circulaire a une double propriété : elle est résistante, et elle est insubmersible. Toutes ensemble, les fourmis sont devenus un radeau qui flotte quoi qu’il arrive.
Au cœur du radeau, bien protégée par toutes ses ouvrières, se trouve la reine. Avec l’air embarqué, non seulement tout le monde flotte, mais respire. Les jours peuvent passer, rien de grave ne survient : même si le radeau heurte une souche emportée par le courant, il n’est pas détruit ; s’il est pris dans des torrents ou des vagues, il ondule dans le courant. Probablement quelques fourmis périront au cours du voyage, mais comment les compter et qui s’en préoccupe ? Seul vrai risque, les poissons qui, s’ils repèrent un tel radeau, vont s’en nourrir. Aucun système n’est pas parfait, et la probabilité d’une rencontre avec un poisson est faible. Un jour, au gré des courants, le radeau en vient à se trouver heurter la rive. Alors les fourmis du bord s’y agrippent, la reine est transportée, les liaisons se dénouent et la marche conquérante des fourmis de feu reprendre.
(à suivre)
(Photo David Hu and Nathan J. Mlot)

9 avr. 2013

OBSERVONS, ANALYSONS, INTERPRÉTONS, SOYONS EN QUÊTE DE SENS, ET LE MEILLEUR SERA AU RENDEZ-VOUS

Le temps est plus que jamais la source d’un pacte commun – Revue Aetos mars 2013 (5)
Quel est le rôle du facteur temps dans ce « trépied » ?
Le temps est le ciment commun, ce dans quoi s’inscrit l’action. Les emboîtements se multiplient, les émergences naissent, l’incertitude s’accroît en s’inscrivant dans le temps. Le temps est aussi cette matrice dont nous aimerions maîtriser le cours, pour l’accélérer ou le ralentir, ou parfois pour effacer les actions passées. Mais si le temps pouvait ainsi être remodelé, les attentes et les desseins des uns et des autres seraient au mieux distinctes, et le plus souvent contradictoires. Nous cesserions d’être synchrones, d’habiter le même monde et de pouvoir agir ensemble. Le temps est donc bien la source d’un pacte commun : pour le meilleur et le pire, nous habitons le même monde, et nous dépendons les uns des autres. Le temps impose ainsi sa mesure et ne peut pas être considéré comme une variable d’ajustement, extensible et contractable à souhait, y compris en management : ce n’est pas en tirant sur une plante qu’on la fera pousser plus vite !
La stratégie repose in fine sur le décideur, qui doit selon vous « être stable pour pouvoir se diriger et diriger ; être fort pour aimer l’incertitude, s’appuyer sur l’incertitude pour se renforcer ». Une telle posture ne gagnerait-elle pas à être davantage diffusée dans la société ?
Bien sûr. Nous vivons une transformation profonde du monde dans lequel nous vivons, comme l’expliquait déjà Michel Serres, dès le début des années 2000, avec son livre Hominescence. Nous ne vivons pas une crise, nous n’inventons pas un nouveau mode de production : nous sortons de nos cavernes mentales et cloisonnées. Après les ères du minéral, du végétal, de l’animal et de l’humain, nous entrons dans ce que j’appelle le « Neuromonde » - ce monde de connexions et d’échanges dans lequel nous sommes soumis aux incertitudes de tous. Apprenons donc collectivement la responsabilité et la modestie. La responsabilité, car chacun de nous joue un rôle dans ce Neuromonde. La modestie, car personne ne le comprend vraiment. Et là n’est pas l’essentiel. Observons, analysons, interprétons, soyons en quête de sens, et le meilleur sera au rendez-vous. Agissons sans but, affirmons, répétons, soyons en quête de pouvoir, et le pire sera au rendez-vous.
Qu’est-ce qu’un chef, un dirigeant, ou même un actionnaire « éclairé » dans ce Neuromonde ? Davantage un philosophe ou un historien qu’un technicien. Un créateur de sens et de stabilité, qui sait fixer un cap et s’y tenir, déterminé, dans la durée… Un véritable stratège en somme !  

8 avr. 2013

LA QUESTION CENTRALE DU MANAGEMENT N’EST PLUS LA DÉCISION, MAIS LA CAPACITÉ À FAIRE CONVERGER DES PROCESSUS CHAOTIQUES ET ÉMERGENTS

Le temps est plus que jamais la source d’un pacte commun – Revue Aetos mars 2013 (4)
Votre prochain ouvrage traitera plus particulièrement du « management par émergence ». Qu’entendez-vous par là ?
Je pars de deux constatations simples. D’une part, l’entreprise n’est pas un produit hors-sol, elle n’est pas née de nulle part. Elle est le produit d’un monde. Si l’on veut progresser dans sa compréhension et dans la façon de la diriger, il est donc nécessaire de s’intéresser à la dynamique du monde, à ce qui sous-tend l’entreprise depuis son origine. D’autre part, le poids réel des décisions du dirigeant d’une grande entreprise est finalement modeste au regard de la somme des décisions qui sont prises constamment dans son organisation, et au sein de son environnement. Certes, certaines décisions sont essentielles, notamment s’agissant du choix de la méta-stratégie, du cadre stratégique et des principes d’actions exposés précédemment. Mais ce qui fait au quotidien la performance d’une entreprise, c’est le résultat d’un foisonnement, c’est-à-dire d’un phénomène d’émergence. La question centrale du management n’est donc plus la décision, mais la capacité à faire converger des processus chaotiques et émergents, qui sont la nature même de toute vie.
Dès lors, comment « manager par l’émergence » ? Trois conditions me semblent nécessaires. Tout d’abord, une stratégie articulée en poupées russes avec la mer au pourtour (ou la méta-stratégie), contenant le cadre stratégique et les principes d’actions. Ces deux « peaux » constituent l’enveloppe structurellement stable de toutes les initiatives émergentes et chaotiques. Ensuite, une ergonomie de l’action émergente qui articule la recherche de la facilité et du geste naturel avec la confiance, le calme et l’acceptation sereine de la confrontation - laquelle permet notamment de dégager une culture commune. Enfin, il faut un dirigeant porteur de sens et de compréhension, qui se concentre réellement sur l’enveloppe stratégique et sache faire preuve de stabilité émotionnelle, en acceptant le monde tel qu’il est. Un monde marqué à mon sens par un triple phénomène : la croissance de l’incertitude, la multiplication des emboîtements, l’émergence de nouvelles propriétés.
(à suivre)

5 avr. 2013

RÊVES DE BOUDDHA

Thaïlande 2006-2007
Voilà si longtemps que je suis couché, là, immensément immobile, que j’en ai perdu le compte. Les yeux fermés, je sens la présence inutile et vaine de la foule qui, presque quotidiennement, se masse à mes pieds.
Que vient-elle regarder ? Comment pourrait-elle me comprendre, ou même simplement m’effleurer, elle qui n’est que la trace de celui que je fus ?
Comment ont-ils pu faire de moi cette masse dorée qui se répand dans un temple de Bangkok ? Comment peuvent-ils imaginer se rapprocher de mes enseignements, au sein de ces palais luxueux ?
Je sens profondément encore ce jour lointain, où enfin, après tant de tentatives infructueuses, après un long cheminement m’amenant à découvrir le néant, à associer perception et non-perception, j’ai pu m’abstraire de la souffrance et des apparences.
Et je me retrouve engoncé d’or. Quelle dérision !

Heureusement, il est des terres où je me sens moins absurde, où le calme qui m’entoure et la dévotion de ceux qui me contemplent, sont plus en harmonie avec l’essence de mon témoignage.
Dans les terres du Nord, pour ceux qui se laissent perdre dans les montagnes, au-delà des jardins de Doi Tung, pour ceux qui savent que la longueur de la route, la rudesse de la déclivité, et la multitude des marches sont autant de prémisses aux vraies rencontres, ils me trouveront, assis. 
Seuls des draps me recouvrent. Comme pour mieux montrer la vacuité de mon apparence, en arrière-plan, se dresse un tissu de plastiques. Quelques statuettes ont été posées à mes pieds, je ne les vois pas, mais je sais leur présence.
L’humidité est partout, saturant l’air. A quelques mètres, une jungle de bambous peuple les collines. L’eau ruisselle autour de moi et en moi, me lavant quotidiennement des pensées inutiles.
Parfois l’un de vous s’arrête, de temps en temps un touriste perdu, mais le plus souvent, un des prêtres qui officient ici. Je connais le glissement de chacun de leur pas, le souffle de chacune de leurs exhalaisons, le silence de leurs prières muettes.
Et je me dissous. Quel bonheur !

J’aime ces mikados géants que l’on dresse à mon intention, prières de bois, partant du sol et s’appuyant sur les branches de mon voisin végétal. Béquilles inclinées, elles évoquent le parcours des âmes vers le ciel. Elles sont aussi de nouvelles racines aériennes pour la frondaison de l’arbre.
La nuit, quand le lieu m’est seul réservé, quand les hommes sont partis dans les torpeurs de leurs rêves, je joue avec ce mikado. Doucement, je déplace une tige, en faisant attention, de n’en effleurer aucune autre.
A quelle fin, me direz-vous ? Mais pour jouer, simplement pour jouer. Qui a dit que moi, Bouddha, j’avais perdu les plaisirs de mon enfance ? Au contraire, avoir abandonné l’illusion du monde m’a rapproché de la spontanéité de mes débuts.
Et à l’instar de mon frère crucifié sur une colline de Palestine, je laisse venir en moi l’enfant du Dieu que je suis devenu…

4 avr. 2013

LE MANAGEMENT EST UN ART DE LA CONTINGENCE

Le temps est plus que jamais la source d’un pacte commun – Revue Aetos mars 2013 (3)
Dans Les Échos du 4 mars 2013, l’éditorialiste Jean- Marc Vittori rappelait la nécessité d’être « à la fois souple et simple, visionnaire et exemplaire ». Que vous inspirent ces conseils en leadership ? Quelles sont les entreprises, et plus généralement les organisations, qui arrivent à créer vraiment de la valeur dans la durée ?
Certes on ne peut qu’être d’accord avec une proposition qui affirme qu’il faut être « à la fois souple et simple, visionnaire et exemplaire » ! Mais l’expérience montre que si l’intention et la volonté sont là, la réalité l’est beaucoup moins souvent… Pourquoi ? Parce que l’on confond zapping et performance, que l’on croit que si un dirigeant a réussi quelque part, il réussira ailleurs, ou encore parce que l’on imagine que c’est le changement des actionnaires et du management qui permettront l’agilité et la poursuite de la création de valeur. Je pense exactement le contraire. Tout d’abord, le management est un art de la contingence : si un dirigeant a réussi ici et maintenant, la seule conclusion qu’il faut en tirer est qu’il a réussi ici et maintenant ! Toute transposition à d’autres situations est purement spéculative.
Ensuite, les processus de décisions relèvent majoritairement de l’inconscient. Nous pouvons en constater les effets, mais sans en comprendre précisément les modalités concrètes. Ceci est vrai pour les actionnaires, le conseil d’administration, le comité de direction, et plus généralement pour l’entreprise. La performance tient donc dans l’ajustement de ces processus inconscients, ce qui n’est possible que si tout ce petit monde a grandi ensemble. La création de la valeur dans la durée repose d’abord sur la stabilité du management et des actionnaires. De ce point de vue, les entreprises détenues ou contrôlées par un actionnariat familial disposent d’un atout indéniable.
(à suivre)

3 avr. 2013

POUR UNE ENTREPRISE STRUCTURELLEMENT STABLE DANS LA DIRECTION QU’ELLE VISE, ET SANS CESSE CHANGEANTE AU QUOTIDIEN

Le temps est plus que jamais la source d’un pacte commun – Revue Aetos mars 2013 (2)
Clausewitz affirmait qu’« en cas de doute, nous devons garder notre idée de départ et ne pas en dévier tant qu’une raison claire ne nous a pas convaincus de le faire ». Qu’en pensez-vous ?
Il ne faut pas en effet, sauf cas de force majeure, se laisser détourner de son objectif. Mais à condition que celui-ci ne soit pas fixé sur un coup de tête, ou en suivant la mode induite par le bruit ambiant ! Ce que l’on vit n’est pas ce dont on parle. Et quand je vois des comités de direction choisir une stratégie entre deux avions, je ne suis pas franchement rassuré… La réponse à l’inattendu n’est pas dans l’abandon de sa mer, mais dans le choix d’une nouvelle voie pour l’atteindre.
Comment concilier concrètement la nécessité du pilotage au long cours avec l’acceptation de l’imprévisibilité de notre environnement ? Pourquoi préconisez-vous plus particulièrement de « diriger en lâchant prise » ?
Précisons d’abord que le « lâcher prise » n’est pas le « laisser-faire », ou l’abandon au simple jeu des forces qui nous entourent. Il est la reconnaissance de ces forces, leur acceptation et leur compréhension, afin de s’y inscrire et d’en tirer parti. Comment, tout en lâchant prise, concilier le pilotage effectif au long cours et l’acceptation de l’imprévisibilité ? En concevant les actions de l’entreprise comme des poupées russes dont l’extérieur est stable et le cœur changeant. Tout comme une armée, à ma connaissance, s’articule autour de quatre niveaux de décision (politique, stratégique, opératif et tactique), l’entreprise s’organise selon un processus d’emboîtement de quatre poupées russes.
À l’extérieur, la mer visée relève de la « méta-stratégie » : c’est un point fixe choisi pour la vie. La beauté pour L’Oréal, « l’information du monde » pour Google… En sont déduits les « chemins stratégiques », qui comprennent à la fois le cadre stratégique et les principes d’actions - c’est-à-dire les « voies et moyens » à emprunter et à mobiliser pour atteindre cette mer. Le troisième emboîtement est « le dessin dynamique des chemins stratégiques » : il permet de passer de l’intention à la concrétisation (choix des marques, de leur positionnement, du portefeuille produit, des marchés-cibles…). Le quatrième et dernier emboîtement est celui des actions immédiates, quotidiennes, concrètes. Elles vont inscrire tous ces emboîtements dans le réel pour proposer des produits et des services tangibles aux clients visés : quels produits ? Avec quelles formules, quelle communication, quels packagings ? À partir de quelles usines, à quels prix, selon quelles promotions, avec quelles animations de la force de vente… ?
On aboutit bien de la sorte à un emboîtement de matriochkas : des actions immédiates qui réalisent des produits, emboîtées dans des marques qu’elles contribuent à construire, elles-mêmes donnant naissance à l’expansion mondiale de l’entreprise dans les marchés qu’elle a choisis, ce qui la rapproche chaque jour un peu plus de sa mer, en donnant corps et réalité à sa méta-stratégie. L’on obtient ainsi, comme dans le cas de L’Oréal, une entreprise structurellement stable dans la direction qu’elle vise, et sans cesse changeante au quotidien : le chaos apparent des initiatives de chacun contribue à la résilience globale du système !
(à suivre)

2 avr. 2013

LA RÉPONSE À L’INATTENDU N’EST PAS L’ABANDON DE SON OBJECTIF STRATÉGIQUE, MAIS LE CHOIX D’UNE NOUVELLE VOIE POUR L’ATTEINDRE

Le temps est plus que jamais la source d’un pacte commun – Revue Aetos mars 2013 (1)
La Lettre mensuelle AETOS dans son numéro de mars, m'a interviewé. Aetos est la revue du Centre d’études stratégiques aérospatiales de l'Armée de l'Air. Elle veut être un lieu de retours d’expérience, réflexions, regard sur les idées et défis du moment. Elle s'adresse à l’ensemble de la société.
Occasion de revenir sur ma vision du management dans l'incertitude, et de commencer à parler de mon prochain livre, sur le management par émergence.
Je publie sur mon blog, cet interview en cinq parties à partir d’aujourd’hui.
Dans Les mers de l’incertitude (cf. AETOS hebdo n°13, 01/2012), vous estimez que, pour construire une stratégie, toute organisation doit d’abord oublier le présent et partir du futur en cherchant sa destination, « tel le fleuve sa mer ». Est-ce si facile de s’affranchir de la pression du présent pour conserver une vision claire de l’avenir ?
Sommes-nous certains que cette « pression du présent » soit si impérieuse ? S’il suffi sait de courir pour être plus efficace, toutes les entreprises le seraient, car je ne vois que des gens qui courent de tous côtés ! Plus fondamentalement, il m’apparaît indispensable de s’affranchir du bruit inutile et vain. Ce n’est pas en étant pris dans les turbulences d’un fleuve que l’on peut comprendre où il va, et ce qui l’attire. Quand on est captif de mouvements vibrionnaires, on ne perçoit plus rien, et un méandre peut être aisément pris pour un mouvement de fond.
Par exemple, que veut dire cette focalisation sur les taux de croissance ? Je ne conteste pas, bien sûr, que la croissance doive être mesurée. Mais comment croire que c’est possible au travers d’un taux qui est la dérivée d’un PIB, qui n’est lui-même qu’une approximation de l’activité réelle du pays, avec des transactions par Internet en plein essor mais non modélisables ? Toute erreur de 1 % sur le calcul du PIB conduit donc à ne pas savoir si, pour un taux de croissance annoncé de +1 %, on se situe à -1 % ou à +3 % de croissance ! Il faut donc savoir ne pas se laisser emporter par l’absurdité de raisonnements purement mathématiques, de théories économiques qui n’ont en fait jamais démontré leur validité. Leur seule force est de relever de la « pensée-perroquet », répétée sans fin d’un media à un autre, d’un expert à l’autre. Alors que depuis plus de 10 ans les décisions dans le monde réel sont prises en fonction d’indicateurs virtuels, il vaudrait mieux en revenir à des données tangibles, dont on comprend le sens, comme le volume de béton coulé prêt à l’emploi ou des valeurs de la consommation des ménages.
Clausewitz affirmait qu’« en cas de doute, nous devons garder notre idée de départ et ne pas en dévier tant qu’une raison claire ne nous a pas convaincus de le faire ». Qu’en pensez-vous ?
Il ne faut pas en effet, sauf cas de force majeure, se laisser détourner de son objectif. Mais à condition que celui-ci ne soit pas fixé sur un coup de tête, ou en suivant la mode induite par le bruit ambiant ! Ce que l’on vit n’est pas ce dont on parle. Et quand je vois des comités de direction choisir une stratégie entre deux avions, je ne suis pas franchement rassuré… La réponse à l’inattendu n’est pas dans l’abandon de sa mer, mais dans le choix d’une nouvelle voie pour l’atteindre. 
(à suivre)