28 sept. 2012

MOITEUR FERROVIAIRE


Promenade en terres indiennes (4)
« L’air qui passait par les barreaux des fenêtres était chargé d’humidité, comme si la nature elle aussi transpirait. Tout était eau. Les molécules d’oxygène avaient du mal à passer au travers et accédaient difficilement à ses poumons. Le couloir était rempli de corps suants, assis sur un patchwork de paquets de toutes sortes. (…)
En plus de sa sensation d’étouffement, elle détestait se voir enfermée comme derrière des grilles de prison. Le monde extérieur qui défilait sous ses yeux, lui était inaccessible, séparé par des tubes de métal qui remplaçaient le vitrage. Si seulement cela avait permis le passage d’un peu de fraîcheur…
« Je ne supporte plus d’être recluse comme cela, dit-elle à Jean en se tournant vers lui.
- Calme-toi. C’est toi qui as voulu voyager dans ces conditions. Alors détends-toi, et à défaut d’apprécier, ce que je comprends tu n’arrives pas, dis-toi qu’il y a pire. Imagine-toi par exemple être vraiment en prison. Ces barreaux ne seraient pas là pour quelques heures, mais pour des années !
- Tu en as de bonnes ! Maintenant, pour m’aider à supporter ce qui se passe en ce moment, tu veux m’enfermer à vie !
- Tu sais très bien que ce n’est pas ce que j’ai dit. Pour ta gouverne, ces barreaux ont une utilité. Ils sont là pour empêcher que des passagers clandestins ne pénètrent lors des arrêts en gare, ou que des voleurs à la tire ne s’en prennent aux passagers.
- Tu tiens cela d’où ?
- D’un Indien avec qui je viens de discuter dans le couloir. Nous ne sommes pas enfermés, nous sommes protégés. Un peu comme ces maisons dont toutes les ouvertures sont garnies de grilles pour les garantir contre les cambrioleurs.
- Peut-être, mais je ne le vis pas comme cela. Pour moi, c’est nous les détenus, je ne me sens pas du tout à l’abri. A tout moment, je m’attends à voir arriver un garde-chiourme. » »

27 sept. 2012

CHACUN DE NOUS VEUT ÊTRE QUELQU’UN

De la société de semblables à la nouvelle similarité (Démocratie 3)
Parallèlement au passage d’un capitalisme organisation à un capitalisme cognitif ou de singularité (voir mon article d’hier), Pierre Rosanvallon analyse la transformation dans la société, et la nouvelle perception de la similarité : vouloir être quelqu’un.
Pendant longtemps, être égal, c’était être reconnu pour la généralité qu’il y a en soi, généralité qui s’apparente à une forme d’indistinction.
Mais aujourd’hui on ne peut pas accepter d’être considéré comme quelconque : on veut être regardé aussi avec sa singularité, avec ses traits propres.
La similarité révolutionnaire, telle qu’instituée en 1789, était la reconnaissance de l’humanité présente en chacun de nous, l’appartenance à une commune humanité. Elle avait eu à faire face aux trois déviations de la similarité :
- Conformisme : ce qui est similaire devient la masse commune, la médiocrité populaire, le troupeau humain (versus l’homme romantique, l’artiste),
- Indifférenciation : il n’y a plus d’individu, et on n’existe plus qu’en tant que membre d’un groupe. On parle alors des noirs ou des blancs.
- Uniformisation : chacun n’existe plus que comme statut de sujet de droit, comme une abstraction juridique.
Cet excès de similarité, s’il n’y a plus de distinction, arrive à nier l’humain.
En réponse à cette fusion dans le groupe, est apparu la mode, qui est à la fois assimilation et distinction : dans un processus choisi, on fait société avec ce que l’on a de singulier. Il y a eu aussi le développement d’une nouvelle recherche identitaire comme réponse à un déni d’intégration : les communautés de résistance (les noirs, les femmes, les gays), l’égalité dissociative fondée sur la discrimination (qui est perçue comme l’application d’une règle générale incorrecte : comme le mariage interdisant les gays).
Ainsi, la similarité s’est-elle doublement approfondie :
- en multipliant les singularités à respecter,
- en soumettant les règles à une discussion permanente
Mais dès lors face aux changements économiques qui prônent l’individualisation comme moteur du collectif, et à la nouvelle perception de la similarité qui pousse chacun à vouloir être « quelqu’un », comment peut-on encore penser l’égalité ?
(à suivre)

26 sept. 2012

DE LA COLLECTIVITÉ À LA COLLECTION D’INDIVIDUS

Du capitalisme organisation au capitalisme cognitif ou de singularité (Démocratie 2)
Pour mieux comprendre la crise de l’égalité que vit actuellement notre société, Pierre Rosanvallon, dans ses derniers cours 2011 sur « Qu’est-ce qu’une société démocratique ? », caractérise ainsi les changements économiques advenus depuis cinquante ans : nous sommes passés du capitalisme organisation au capitalisme cognitif ou de singularité.
Que veut-il dire par là ?
Le capitalisme organisation des années soixante :
Le poids des idées de Keynes (poids de la demande, et donc de la redistribution), relayées par celles de John Kenneth Galbraith, Andrew Schonfield  et Peter Drucker ont dans les années 60 ont construit la vision d'une économie où l’entreprise est une institution permanente.
Les traits dominants de cette vision sont :
- La planification : elle est nécessaire, car le marché ne peut satisfaire aux conditions du développement.
- L’indépendance : vu leur taille, elles sont affranchies du poids de la bourse et de leurs actionnaires, ont peu à emprunter, et sont libres par rapport aux banques. Elles sont indépendantes de l’État, du marché et des actionnaires.
- La technostructure : elles sont tellement complexes que personne ne peut de l’extérieur contester leurs décisions. La technostructure garantit la performance, en l’enlevant aux individus, ce avec l’appui de la technologie et de la planification. Le pouvoir est passé de l’individu au groupe. La performance est liée à l’organisation, et non pas à la qualité des hommes : c’est avec des hommes ordinaires, que l’on arrive au succès, et il faut faire faire des choses extraordinaires à des hommes ordinaires. Le PDG lui-même n’est pas si important, c’est l’entreprise qui l’est.
- La collectivité : on est fier de s’abandonner à elle. L’écart de revenu est faible (Peter Drucker recommande un écart de 1 à 20), et peu d’actions sont distribuées. La maximisation du profit est le résultat de l’organisation, et non pas de la volonté des dirigeants. Ceci est repris par Raymond Aron en France qui dit que le taux de prélèvement fiscal de 55 à 60% sur les hauts revenus est acceptable, et n’a pas d’effet négatif. 

Dans cette conception, l’ouvrier est interchangeable, la performance collective, et il y a désindividualisation.
Le capitalisme contemporain : le capitalisme cognitif ou de singularité
Les idées des années soixante sont battues en brèche : il n’ y a plus de mobilisation de masse, mais un appel à l’individu, à la singularisation du travail, et la créativité individuelle est essentielle.
Les nouveaux traits dominants sont :
- L’innovation : il y a eu peu d’innovation pendant les Trente glorieuses, les entreprises exploitant les innovations précédentes, et la liste des grandes entreprises est restée très stable des années 50 aux années 80. Tout a changé dans les années 90.
- L’importance de la relation : le service et la relation avec le consommateur deviennent essentiels, l’accès à l’information primordial, ainsi que la notion de qualité
- l’individualisation : Les conditions de travail sont modifiées avec plus de souplesse (ce qui va avec la disparition du Plan en France), et il ne s’agit plus simplement d'appliquer des procédures, mais les prises d’initiative sont importantes. D’où le remplacement des qualifications (notion uniforme présente dans les conventions collectives) par des compétences (défini par le sociologue Denis Segrestin, dans les Chantiers du manager : « celui qui sait prendre les bonnes décisions pour faire face à l’imprévu »).

L’individu ne s’identifie plus à une classe de travail, mais il est singulier et doit s’investir de façon personnelle, et ses rémunérations sont individualisées.
(à suivre)

25 sept. 2012

HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ET MONDE DES ENTREPRISES

Les entreprises sont nées au sein de systèmes politiques qui les ont marquées (Démocratie 1)
Les cours du Collège de France accessibles en ligne sont une mine inépuisable. Après avoir voyagé au sein des cours de psychologie cognitive expérimentale de Stanislas Dehaene1, je me suis plongé dans ceux de Pierre Rosanvallon sur l’Histoire moderne et contemporaine du politique2.
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, il a présenté ce qui faisait l’originalité de sa démarche : considérer l’histoire de la démocratie comme celle d’une expérience problématique. La démocratie, a-t-il souligné, constitue en effet le politique en un champ largement ouvert du fait même des tensions et des incertitudes qui la sous-tendent. "Parce qu’elle est fondatrice d’une expérience de liberté, l’histoire de la démocratie, a-t-il noté, n’est pas seulement celle d’une expérience contrariée ou d’une utopie trahie : en elle se sont enchevêtrées l’histoire d’un désenchantement et l’histoire d’une indétermination".
Cette conception du politique a conduit Pierre Rosanvallon à faire d’une approche historique la condition de sa pleine saisie. Son ambition a ainsi été de penser la démocratie en reprenant le fil de son histoire. Tout en précisant qu’il ne s’agissait pas seulement de dire que la démocratie avait une histoire, mais qu’elle était plus radicalement une histoire.
Ces cours sont une réflexion vaste et profonde sur l’évolution des systèmes démocratiques, en Europe et aux États-Unis. Je ne peux que conseiller leur audition à tous ceux qui s’intéressent à la politique et à l’émergence de nos systèmes collectifs.
Je ne vais pas sur mon blog aborder la totalité de ces cours, mais me centrer uniquement sur les cours portant sur la période récente, et qui font le lien avec le monde des entreprises, ce autour d’une réflexion sur la redistribution, la citoyenneté et l’égalité.
Il me semble en effet pertinent de nourrir la réflexion sur le management des entreprises par celle sur les systèmes politiques au sein desquels elles sont nées.
(à suivre)

(1) Voir ma série d’articles diffusés sur mon blog entre le 18 juin et le 13 septembre dernier
(2) Ses cours sont accessibles directement sur le site du Collège de France ou via iTunes U

24 sept. 2012

« ON A EMMENÉ LES MATHÉMATIQUES À DES ENDROITS OÙ ELLES N’ONT RIEN À Y FAIRE »

Pensons le futur pour vivre l’incertitude au présent
Le 1er juin dernier, je participais à la table ronde "Agir dans l'urgence" du colloque "Agir dans l'incertitude", coorganisé conjointement par l'École de Guerre, HEC et l'ENA.
La table ronde était animée par Arnaud Ardoin, et comprenait aussi : Stéphane Fouks, Johannes Kindler, le général de brigade François Lecointre, et Laurence Paganini.
Les points clés de ses interventions - voir la vidéo ci-dessous (1) - ont été les suivants : 
 - Sans incertitude, pas de création de valeur et pas de liberté, 
- L'économie est une pseudo-science rationnelle : la multiplication des crises à répétition en est la preuve, 
- Les décisions reposent massivement sur des processus inconscients et non maitrisés, 
- L'art du management est l'art de la contingence, 
- Nous sommes des "rationalisateurs" a posteriori, 
- L'incertitude est devenue globale, par la synchronisation et la propagation immédiate, 
- Anticiper pour se préparer à l'incertitude, en se préparant "au pire", et non pas au plus probable, 
- Le développement de l'anorexie manageriale rend les entreprises cassantes, 
- L'ajustement au réel suppose une culture de la confrontation, 
- L'enseignement de l'histoire devrait mise au coeur de la formation au management