7 sept. 2009

SE SOUVENIR OU L’ART DE FAIRE ET REFAIRE DES PUZZLES EN REDÉCOUPANT DES PIÈCES ET EN EN PERDANT

Chaque fois que je me souviens, je reconstruis ma mémoire

Comment la mémoire fonctionne-t-elle ? Avons-nous dans un coin du cerveau toutes les informations stockées, bien rangées, les unes à côté des autres ? Notre cerveau contient-il de plus une forme de bibliothécaire qui irait chercher le volume qui va bien et au bon moment ? Non pas vraiment. Et même pas du tout.
En fait, nous ne stockons pas un souvenir comme un bloc, mais comme un puzzle à reconstituer le moment venu. Chaque souvenir est décomposé en un très grand nombre d'éléments correspondant en simplifiant d'abord au sens concerné : la partie visuelle va se loger dans la partie du cerveau qui est associée à la vue, la partie auditive dans la partie associée à l'ouïe, etc.
C'est même beaucoup plus complexe. Une question « simple » que j'emprunte à Henri Bergson (L'énergie spirituelle PUF 1996, p.52) : « Que sera-ce, s'il s'agit de l'image visuelle d'une personne, dont la physionomie change, dont le corps est mobile, dont le vêtement et l'entourage sont différents chaque fois que je la revois? Et pourtant il est incontestable que ma conscience me présente une image unique, ou peu s'en faut, un souvenir pratiquement invariable de l'objet ou de la personne: preuve évidente qu'il y a eu tout autre chose ici qu'un enregistrement mécanique. ».
Terriblement vrai, non ? Et pourtant, on nous parle toujours de notre mémoire visuelle, de notre mémoire photographique. Comment cela peut être possible alors tout bouge tout le temps. Penser par exemple à une personne qui vous est  chère. Immédiatement une image d'elle vous vient dans votre cerveau. Et bien une image fixe, pas une image animée. Cette image est gravée en vous à tel point que vous allez reconnaître à coup sûr la personne en question même de loin, même à partir d'un détail ou de l'inflexion de sa voix. Pourtant ce que nous appelons une image n'en est pas une vraiment, non ? Ce n'est pas une photo, c'est à la fois plus flou et plus précis. Plus flou car elle n'a pas tous les détails qu'aurait une photographie à haute définition. Plus précise car elle peut servir de support à une reconnaissance élargie : la personne peut changer des détails de son apparence, avoir d'autres vêtements, vous allez encore la reconnaître.

Décidément, la constitution de notre mémoire est un monde complexe et durablement impénétrable.

Continuons. Donc un souvenir est archivé en une multitude de morceaux.
Que se passe-t-il quand nous nous souvenons de quelque chose ? Est-ce que nous reconstituons le puzzle ? Oui et non.
Oui, nous allons rappeler les morceaux concernés. Mais ce rappel est imparfait. En imageant la réalité, disons que certaines pièces vont manquer et que d'autres vont arriver déformées. Au besoin, vous allez redécouper certaines des pièces pour qu'elles puissent s'assembler entre elles.
Si maintenant, une heure plus tard, le lendemain ou un mois plus tard, vous vous voulez à nouveau rappeler ce souvenir, il vous reviendra avec les déformations faites la première fois, plus les nouvelles que vous allez faire. Mais si vous le rappelez souvent, je vous rassure : au bout d'un moment, vous ne ferez plus de nouvelles modifications.
Donc à chaque fois que je me souviens, je reconstitue et je recrée. Notre mémoire a de l'imagination !
Et cela peut même être pire : si, lors de la mise en mémoire, une émotion forte est venue troublée l'événement, votre souvenir initial peut dès le départ être faussé.
Ainsi comme je l'indiquais dans Neuromanagement, « Imaginons par exemple qu'un bébé ait dû attendre son biberon pendant suffisamment longtemps pour que cela ait constitué une expérience émotionnelle très traumatisante. Supposons qu'à ce moment-là la couleur rouge ait été présente fortement dans son environnement immédiat, alors que d'habitude il ne la rencontrait pas. Cette situation vécue va laisser une trace indélébile avec laquelle il devra vivre toute sa vie : chaque fois qu'il verra la couleur rouge, il ressentira une émotion négative très violente. Or cette émotion est injustifiée puisqu'il s'agit d'une fausse association causale : le rouge n'était pas la cause de la faim, il était seulement présent en même temps. »

Et pour une entreprise, tout ceci ne s'applique évidemment plus ? Tout est rationnellement, stocké, archivé, documenté ? Bien sûr que non ! On est face à la même complexité.
D'abord parce que la mémoire de l'entreprise est largement constituée à partir de celle des hommes qui la compose.
Ensuite, parce que cette mémoire est multiforme, multitechnnique, multipays… Autant de risques supplémentaires de déformation … ou de source d'imagination créative !
Les nouveaux systèmes d'information sont venus apporter une colonne vertébrale à cette mémoire, mais on ne parle alors le plus souvent que de la mémoire des chiffres et des tableaux de bord. Certaines entreprises sont allées plus loin avec la mise en place de gestion documentaire. Mais cela ne reste qu'une partie de la mémoire qui reste très largement au sein des hommes qui la composent.
Pour preuve, cette expression que j'ai entendue des dizaines de fois : « Allez voir untel c'est la mémoire de l'entreprise ». C'est rassurant d'un côté car cela montre que nous sommes loin de systèmes déshumanisés. Mais d'un autre, cela laisse les entreprises vulnérables à de nombreuses pertes de mémoire.
Témoin ce groupe pétrolier qui ne savait plus pourquoi sept de ses filiales de distribution dépendaient d'une direction, et une cinquantaine d'une autre. Cette perte de mémoire – il m'avait fallu remonter l'histoire du groupe aux années 50 pour trouver l'explication (voir « Quand une entreprise vend moins cher à son concurrent qu'à son propre réseau… ») – n'aurait pas été plus grave que cela, si elle n'avait eu une conséquence pour le moins fâcheuse : il vendait le carburant moins cher aux grandes surfaces qu'à son propre réseau ! Surprenant mais authentique. Certaines pertes de mémoire peuvent être fatales.

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